I

Il est nécessaire, pour comprendre les événements qui vont suivre, de savoir dans quelles conditions Rocambole et Vanda, allant au secours de Madeleine, avaient quitté Paris. M. de Morlux était parti ; son frère, déjà bourrelé par le remords – Rocambole le savait –, n’agissait qu’avec répugnance et sous l’influence fatale qu’il exerçait sur lui. Timoléon, sous le coup d’un mandat d’amener, avait dû quitter Paris et la France.

Antoinette ne courait donc aucun danger sérieux. Cependant Rocambole n’avait pas cru pouvoir quitter Paris sans prendre les précautions les plus minutieuses. Quand la jeune fille fut revenue à elle et sortie de son long et léthargique sommeil, Rocambole envoya chercher une voiture par Milon. Cette voiture, du reste, arrêtée d’avance, attendait depuis longtemps dans l’avenue de Saint-Ouen. On y transporta Antoinette, trop faible encore pour pouvoir marcher. C’était un fiacre à quatre places. En se serrant, on y pouvait tenir six. Vanda et la belle Marton s’assirent auprès de la jeune fille. Milon monta à côté du cocher. Rocambole et Agénor se placèrent sur la banquette du devant, au rebours, comme on dit. Et le fiacre partit. Où allait-il ? C’était Milon qui guidait le cocher par ses indications. Le fiacre prit le boulevard extérieur, gagna la barrière de l’Étoile et descendit à Auteuil par l’avenue de Saint-Cloud. Agénor et Antoinette se tenaient les mains et ne se préoccupaient pas de la route qu’on leur faisait suivre. N’étaient-ils pas réunis ? Enfin, le fiacre s’arrêta. Agénor mit alors sa tête à la portière et vit une petite maison isolée au milieu d’un grand jardin, dans une rue déserte ou à peu près. Les premières lueurs de l’aube glissaient dans le ciel, et Rocambole, tirant sa montre, dit en souriant :

– Nous avons l’air de gens qui reviennent de soirée.

– Est-ce ici que nous demeurons ? demanda Agénor.

– Oui.

Le jeune homme prit Antoinette dans ses bras, sauta lestement à terre et traversa le jardin, précédé par Rocambole. La maison n’était, à vrai dire, qu’un petit pavillon d’un seul étage, élevé au-dessus d’un rez-de-chaussée. Rocambole en avait les clés. Cependant un petit filet de fumée montait au-dessus du toit, et la tiède atmosphère du vestibule apprit à Agénor que la maison était habitée. En effet, une porte s’ouvrit aussitôt après la porte d’entrée, et, dans un rayon de lumière, Antoinette aperçut la bonne mère Philippe qui jeta un cri en la voyant. Antoinette glissa des bras d’Agénor et eut la force de se tenir debout et de marcher. Au bout du vestibule, il y avait un petit salon, et, dans ce salon, Mme Raynaud.

– Maman ! s’écria Antoinette, qui s’arracha aux naïfs embrassements de la mère Philippe, pour sauter au cou de la vieille institutrice.

La bonne dame serra Antoinette sur son cœur et éclata en sanglots.

– Ah ! murmura-t-elle, je croyais que je mourrais sans te revoir. Si tu savais ce que j’ai souffert…

– Madame, reprit Rocambole qui s’était arrêté respectueusement sur le seuil, hier encore vous étiez prisonnière et séparée de votre fille adoptive, aujourd’hui vous voilà réunies, et, je l’espère bien, rien ne vous séparera désormais.

Comment Mme Raynaud était-elle là ? C’est ce qu’elle expliqua en quelques mots à Antoinette. Elle était demeurée pendant huit jours prisonnière, sous la garde du jardinier de M. de Morlux.

À toutes ses questions, cet homme opposait un silence absolu.

Où était-elle ? chez qui ? Pourquoi ne la réunissait-on pas à sa chère Antoinette ?

Elle n’avait rien pu savoir. Les croisées de la chambre où on l’avait conduite étaient cadenassées, la porte fermée au verrou. Mais cette nuit-là même, à neuf heures du soir environ, tandis qu’elle se lamentait, en proie à la plus vive inquiétude sur le sort d’Antoinette, et cherchant vainement la cause de sa propre captivité, la fenêtre avait été brisée ; deux hommes étaient entrés dans la chambre et lui avaient dit, en la prenant dans leurs bras :

– Ne criez pas, nous venons vous sauver !

À demi morte de frayeur, Mme Raynaud avait été enlevée par ces deux inconnus, jetée dans un fiacre et emmenée dans cette maison où l’attendait la mère Philippe, qui l’avait rassurée sur-le-champ. Or, tandis qu’Antoinette s’abandonnait à de tendres embrassements avec Mme Raynaud, Rocambole avait pris à part Agénor de Morlux.

– Monsieur, lui dit-il alors, vous savez nos conventions ?

– Oui, monsieur, répondit Agénor en baissant la tête.

– Je ne vous ai rendu Antoinette qu’à la condition que vous m’obéiriez.

– Je suis prêt, dit simplement Agénor.

– Écoutez-moi bien, continua Rocambole, vous savez que mademoiselle a une sœur ?

Agénor fit un signe de tête affirmatif.

– Madeleine, continua Rocambole, court les mêmes dangers qu’a courus Antoinette.

Agénor tressaillit.

– Vous pensez bien, reprit le maître avec ironie, que votre oncle qui croit Antoinette morte ne s’en tiendra pas là. C’est à Madeleine, à présent.

– Mais je la défendrai, moi ! s’écria le jeune homme.

– Ce n’est pas vous, c’est moi.

– Pourquoi ?

– Vous devez m’obéir, répéta Rocambole.

– C’est vrai.

– Je vous ai promis de respecter votre nom ; je vous ai promis de pardonner à votre père, ou plutôt de faire que les deux pauvres jeunes filles lui pardonnent par amour pour vous. Mais vous m’avez, en échange, abandonné le vicomte Karle de Morlux.

Agénor courba la tête et se tut.

– Or, continua Rocambole, savez-vous où il est, votre oncle ?

– Non.

– Il est sur la grande route de Russie.

– Dites-vous vrai ?

– Il quitte Paris, persuadé qu’Antoinette est morte ; il va au-devant de Madeleine… Vous comprenez pourquoi ?

Et Rocambole eut un sourire sinistre. Puis il poursuivit en posant sa main sur le bras d’Agénor :

– Vous aimez Antoinette et Antoinette vous aime. Mais vous êtes réunis en vain : tant que votre oncle sera de ce monde ou n’aura pas été mis dans l’impossibilité absolue de nuire, votre bonheur ressemblera à un de ces châteaux de cartes que renverse le souffle d’un enfant.

Agénor regardait Rocambole et la parole grave et pour ainsi dire prophétique de celui-ci pénétrait lentement dans son cœur.

– Votre oncle, reprit Rocambole, est donc parti. Mais il a des agents dévoués, des misérables comme lui qui vont s’attacher à vos pas et chercheront à pénétrer le mystère de votre existence. Malheur à vous, malheur à nous tous, si Antoinette n’est pas morte pour le monde entier. Je vous ai amenés ici l’un et l’autre, parce que votre oncle s’étant servi de la maison d’Auteuil pour tendre un piège à Mme Raynaud, Auteuil est le dernier endroit du monde où il songerait à vous chercher. Cependant, il ne faut pas, tant que je serai absent…

– Comment interrompit Agénor, vous aussi vous partez ?

– Oui. Je vais en Russie. Comprenez-vous ?

– Défendre Madeleine, murmura Agénor.

– Tant que je serai absent, poursuivit Rocambole, Antoinette ne doit pas sortir.

– Je vous le promets.

– Vous ne devez pas voir votre père.

– Je ne le verrai pas, dit Agénor, que le nom seul de son père épouvantait maintenant.

« Et… Madeleine ?… ajouta-t-il en tremblant.

– J’espère bien la sauver, répondit Rocambole avec cet accent de conviction profonde qu’il savait faire passer de son cœur et de son esprit dans l’esprit et le cœur des autres.

Deux heures plus tard, Rocambole et Vanda montaient en chemin de fer. Ils allaient suivre M. Karle de Morlux à vingt-quatre heures de distance. Milon les avait accompagnés jusqu’à la gare.

– Souviens-toi de mes ordres, lui dit le maître.

– Je n’oublie rien, répondit Milon.

– Veille jour et nuit, comme un chien fidèle, comme un dragon.

– Je veillerai.

Et Rocambole était parti, emportant cette promesse.

Maintenant, on sait ce qui s’était passé en Russie, et comment Rocambole et Vanda avaient sauvé Madeleine. Or, un mois, jour pour jour après leur départ, Rocambole et Vanda revenaient à Paris où ils ramenaient la sœur d’Antoinette. À Cologne, où le train s’arrête quelques minutes, Rocambole expédia une dépêche à Milon :

« Nous arrivons à quatre heures du matin, demain. Sois à la gare du Nord. »

Or, à quatre heures du matin, les gens qui viennent attendre les voyageurs sont rares. En descendant de wagon, Rocambole chercha Milon des yeux, sous la gare d’abord, puis dans les salles d’attente, puis au-dehors… Milon n’y était pas. Et de vagues et sinistres pressentiments assaillirent alors Rocambole.

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