Donc, Rocambole et Vanda arrivaient à Paris, ramenant Madeleine, et croyant trouver Milon à la gare. Mais Milon n’y était pas. L’inquiétude de Rocambole, quelque soin qu’il prît pour la dissimuler, n’échappa point à Vanda. Cependant, Milon pouvait être en retard, et pour tromper son angoisse, Rocambole mit une certaine lenteur à réclamer ses bagages, espérant ainsi donner à son vieux compagnon le temps d’arriver. Mais Milon ne vint pas, et le train était cependant arrivé depuis trois quarts d’heure. Alors Rocambole, qui ne voulait pas effrayer Madeleine, dit tout bas à Vanda :
– Il est arrivé un malheur.
Vanda tressaillit.
– Milon est mort ou il est prisonnier. C’est impossible autrement. Madeleine songeait à sa chère Antoinette qu’elle allait revoir, et ne devina point entre ses deux compagnons de voyage un échange de paroles sinistres.
– Écoute, dit Rocambole, il ne faut pas s’exposer à aller à Auteuil avec cette jeune fille.
– Mais… où la conduire ?
– Villa Saïd, chez nous, c’est-à-dire chez le major Avatar. C’est un lieu d’asile impénétrable, et la police ne viendra pas nous y chercher.
– Mais, dit Vanda, nous lui avons promis de la conduire, aussitôt arrivée, auprès d’Antoinette ; et elle y compte…
– Je n’avais pas prévu cette absence incompréhensible de Milon. Au reste, il n’y a pas trois quarts d’heure de voiture, aller et retour, de la villa Saïd à Auteuil.
Et Rocambole, s’adressant à Madeleine, lui dit :
– Mademoiselle, je dois vous avouer maintenant que lorsque nous avons quitté Paris, madame et moi, pour aller à votre recherche, nous avons laissé votre sœur dans une anxiété mortelle. Elle avait été très malade ; elle doit être souffrante encore, et, par conséquent, je crains pour elle l’émotion violente qu’elle éprouverait en vous revoyant, si elle n’y était préparée.
– Eh bien ? dit Madeleine inquiète.
– Je vais vous conduire chez moi et vous laisserai en compagnie de madame, poursuivit-il en montrant Vanda… Puis, je me hâterai de courir à Auteuil, et je préviendrai votre sœur de votre retour.
– Comme tout cela sera long ! murmura Madeleine.
– Moins que vous le croyez, dit Rocambole. Je vous la ramènerai au besoin.
Les bagages des trois voyageurs avaient été chargés sur un de ces petits omnibus attelés de deux poneys bas-bretons qui font un service d’enfer dans les rues de Paris. Rocambole qui, en quittant la Pologne et en entrant en Prusse où il avait pris les chemins de fer, était redevenu le major Avatar, personnage russe d’importance, y fit monter les deux femmes et prit place auprès d’elles… Trois quarts d’heure après, l’omnibus rentrait dans la villa Saïd. C’était là, comme on s’en souvient, qu’à son arrivée à Paris le major Avatar et celle qui passait pour sa femme étaient descendus dans un petit hôtel confortablement meublé. En leur absence, ils avaient laissé une femme de chambre et un domestique. Ce dernier n’était autre que Noël, dit Cocorico. Noël accourut ouvrir. Rocambole le regarda et s’aperçut qu’il était fort pâle.
– Qu’as-tu donc ? lui dit-il.
– Je ne sais pas ce que Milon est devenu, répondit Noël.
Rocambole s’attendait sans doute à cette nouvelle, car il poussa brusquement Noël dans un petit salon, à droite du vestibule, s’y enferma avec lui et dit :
– Parle ! que sais-tu ?
– Rien… Il y a huit jours que Milon n’est venu…
Or, il est nécessaire d’expliquer que Rocambole, qui avait installé à la maison d’Auteuil pour garder Antoinette, le fidèle Milon, avait jugé inutile d’indiquer à Noël, au Bonnet vert et à Jean le Boucher l’endroit où se trouvait cette maison. Seulement, Milon avait ordre de venir tous les jours à la villa Saïd voir si le maître ne lui avait pas écrit. Pour Noël, comme pour Milon, comme pour les autres, les volontés de Rocambole étaient indiscutables.
Le maître n’avait pas voulu qu’un autre que Milon connût la retraite de Mlle Antoinette Miller. Cela suffisait. Milon n’aurait pas dit, la tête sur le billot, où était la maison. Noël aurait coupé sa langue avec ses dents et l’aurait avalée plutôt que de le demander. Or, Rocambole, pendant son voyage, avait écrit trois fois à Milon, une première fois de Berlin, une seconde fois de Vilna, une troisième de Varsovie. La dernière de ses lettres était antérieure à sa première rencontre avec Madeleine. Depuis, les événements qui s’étaient succédé avec une rapidité fiévreuse ne lui avaient pas permis d’écrire. La dernière fois que Milon était venu, il avait dit à Noël :
– Je suis bien inquiet, j’ai grand-peur que le maître n’ait pas retrouvé ma chère Madeleine. Je reviendrai demain, et tous les jours, jusqu’à ce que nous ayons une lettre.
Mais le lendemain il n’était pas revenu, et, depuis huit jours, Noël l’attendait vainement. Il avait cependant été partout où Milon pouvait aller, chez le Boucher, chez Rigolo, et à la gargote où le Bonnet vert prenait ses repas. Nulle part on n’avait vu Milon. Noël, qui avait jadis fait partie du club des Valets de cœur, était cependant homme à trouver, comme on dit, une aiguille dans une botte de foin. C’est-à-dire que s’il avait voulu chercher dans Paris et aux environs la maison où Rocambole avait caché Antoinette, et que, par conséquent, Milon habitait, il l’aurait trouvée en moins de trois jours. Mais Rocambole ne l’avait pas autorisé à cette recherche, et Noël n’avait pas bougé. Le maître avait écouté sans mot dire tous les renseignements que lui avait donnés Noël, lequel lui avait représenté le télégramme envoyé de Cologne et que, par conséquent, Milon n’avait point reçu. Tandis que Noël parlait, on déchargeait les malles, et Vanda, qui partageait l’inquiétude de Rocambole et voulait à tout prix la dissimuler à Madeleine, conduisait celle-ci au premier étage de la maison et l’installait dans sa propre chambre. Rocambole disait à Noël :
– Peut-être Milon est-il malade…
– Peut-être est-il mort, répondit Noël.
– Mais de quoi ?
– Vous savez, il avait un cou de taureau et le visage très rouge. Un coup de sang est si vite venu…
Rocambole fronça le sourcil.
– Je crains un malheur plus grand encore, dit-il.
– Quoi donc ? fit Noël en tressaillant.
Mais Rocambole ne s’expliqua pas. Il était alors six heures du matin et le jour commençait à poindre. Rocambole quitta Noël, monta auprès de Madeleine et lui dit :
– Je vais voir votre sœur.
– Et vous la ramènerez ? s’écria la jeune fille avec joie.
– À moins qu’elle ne soit trop souffrante encore, et dans ce cas je viendrai vous chercher.
Rocambole monta dans le petit omnibus qui était demeuré à la porte, et dit au cocher :
– Conduisez-moi à Auteuil et marchez rondement, je suis pressé. En même temps, pour stimuler son zèle, il lui mit vingt francs dans la main. L’omnibus passa devant la grille du bois de Boulogne en traversant l’avenue de l’Impératrice, et s’engagea dans le chemin de ronde des fortifications. Vingt minutes après, il arrivait à Auteuil, rue de la Fontaine, et s’arrêtait à la grille de ce pavillon où Rocambole avait laissé Antoinette et Agénor. Rocambole descendit de voiture et sonna. Le jardinier, qui n’était autre que le père Philippe, accourut. Rocambole respira en voyant le père Philippe.
– Milon, où est Milon ? demanda-t-il.
Au bruit de la sonnette, une fenêtre s’était ouverte au premier étage du pavillon, encadrant une tête d’homme. C’était Agénor.
– J’ai eu une fausse alerte, se dit Rocambole. Tout va bien. Et il répéta la question.
– Où est Milon ?
– Mais, monsieur, répondit le père Philippe avec émotion, vous le savez mieux que nous.
Rocambole pâlit.
– Voici huit jours qu’il est parti… pour vous rejoindre…
– Moi !…
– Avec Mlle Antoinette.
Rocambole fit un pas en arrière. En ce moment, Agénor accourut.
– Ah ! dit-il avec émotion, vous me la ramenez.
– Mais qui donc ?…
– Mais… elle… Antoinette !…
– Vous êtes fou !
Et Rocambole devint livide. Puis il saisit vivement le bras du jeune homme et lui dit :
– Mais parlez, parlez donc !… Que s’est-il passé ?
Agénor, frappé de stupeur, le regardait et ne comprenait pas.
– Parlez ! répéta Rocambole d’une voix rauque, où est Milon ?
– Parti.
– Antoinette ?
– Partie avec lui.
– Mais quand ? mais pour où ?
– Pour Cologne, où vous leur donniez rendez-vous, et où, disiez-vous dans votre dépêche, vous étiez retenu par l’indisposition de Madeleine, dit le père Philippe.
Agénor avait ouvert son paletot et tiré de sa poche un télégramme portant ces mots :
« Cologne, midi et demi.
« Milon partira avec Antoinette, ce soir, train de dix heures.
« Retenus à Cologne, Madeleine malade.
« Autrement, tout sauvé.
« Major AVATAR. »
La dépêche était vieille de huit jours. Rocambole poussa un cri et tournoya sur lui-même comme un arbre déraciné par le feu céleste.
– Je n’ai pas écrit ce télégramme ! dit-il.