Il est un restaurant, à Paris, cher aux comédiens, aux gens de lettres, aux artistes en général. Ne vous fiez pas à l’enseigne. C’est celle d’un marchand de vins. Mais si vous voulez boire des crus authentiques et de grands vins de Bourgogne et de Bordeaux, allez-y. Cela s’appelle le restaurant Maire, successeur Chalais . La police a l’œil sur les restaurants à la mode. Elle surveille les cafés élégants où le grec et le filou coudoient l’homme irréprochable de mœurs et de tenue. Elle ne songera jamais à aller chez Maire. Maire est la maison hospitalière où vient le comédien.
Ouvrez les livres de recensement pénitentiaire, ils vous répondront : On n’a jamais vu un comédien au bagne ! Il résulte de ceci que cette profession jadis excommuniée est la plus honnête de toutes. Nous avions besoin de dire tout cela, pour expliquer pourquoi Noël dit Cocorico avait crié au cocher :
– Chez Maire, boulevard Saint-Denis !
Chalais, le successeur de Maire, a une clientèle ; mais il ne refuse jamais une table au client de hasard qui vient chez lui. Le faux Anglais avait un air respectable. Rocambole paraissait un parfait gentleman. Pourquoi leur eût-on refusé à déjeuner ? Ils s’installèrent dans un petit cabinet au fond de l’établissement. La fenêtre de ce cabinet donnait sur le boulevard de Strasbourg.
– Ici, dit Rocambole, nous serons tranquilles. J’ai l’air d’un grand premier rôle de province et toi du régisseur de Covent Garden qui vient à Paris engager une prima dona. Causons…
– Maître, dit Noël, avant de vous rien dire, je veux savoir…
– Quoi donc ?
– Comment vous êtes sorti.
– Mais c’est bien simple, répondit Rocambole.
– Simple ?
– Je te l’ai dit ; j’ai endormi les deux gendarmes, je me trompe, les municipaux…
– Comment cela ?
– Je te l’ai dit encore : en glissant dans la tabatière de l’un d’eux une petite poudre qui est un narcotique des plus puissants.
– Ah !
– Et qui endort en quelques minutes. Après, la chose était toute simple. On a eu des égards pour moi ; on m’a laissé ma garde-robe à Mazas. Comme tu le vois, ma mise est irréprochable. Je suis un parfait gentleman. Les municipaux endormis, j’ai quitté l’antichambre du juge d’instruction comme si de rien n’était, et me voilà ! À présent, dis-moi où nous en sommes.
– Antoinette est retrouvée.
– Bon !
– Mais il y a trois jours que nous n’avons vu M. Agénor.
– Ah !
Et Rocambole baissa tout à coup la voix.
– Et… Madeleine ? dit-il.
Noël n’était pas très clairvoyant. Cependant il lui sembla que Rocambole pâlissait légèrement en prononçant ce nom. Noël reprit :
– En revanche, M. Yvan Potenieff est ici.
Rocambole fronça le sourcil.
– Il est venu à Paris pour retrouver Mlle Madeleine, mais il n’a pas eu de chance.
– Que s’est-il passé ?
– Figurez-vous, maître, continua Noël, que le jour de votre arrestation Madame m’a confié la demoiselle pour la conduire chez ma mère. Pendant ce temps-là, elle courait à Auteuil pour avoir des nouvelles. La demoiselle et moi nous descendions les Champs-Élysées, lorsque tout à coup je la vois pâlir, et elle manque de se trouver mal. Notre voiture en avait croisé une autre dans laquelle se trouvait M. Yvan Potenieff.
– Après ? dit Rocambole.
– Moi, continua Noël, j’ai cru un moment que la demoiselle s’était trompée. Mais non… c’était bien M. Yvan Potenieff, paraît-il.
– Comment le sais-tu ?
– Madame, ayant délivré mam’zelle Antoinette, s’est occupée de M. Yvan.
– Ah ! et qu’a-t-elle fait ?
– Elle sait tout ou à peu près.
– Voyons ?
– Il faut vous dire d’abord que M. Yvan devait épouser sa cousine, Mlle la comtesse Vasilika Wasserenoff.
– Je sais cela.
– Mais ce que vous ne savez pas, c’est que la comtesse a donné à M. Yvan un valet de chambre.
– Bon !
– Que ce valet de chambre et M. de Morlux…
– Comment, M. de Morlux !
– Oui… Il n’est pas mort…
Rocambole fit un soubresaut sur son siège :
– En es-tu bien sûr ? dit-il.
– Il est de retour à Paris depuis le jour de votre arrestation. Je l’ai vu.
– Tout est à recommencer ! murmura Rocambole avec accablement. Puis il murmura, comme se parlant à lui-même :
– Et cependant je suis las… et je voudrais retourner au bagne. Là, c’est le repos… et l’oubli.
Noël n’entendit pas ces paroles et continua :
– Je vous disais donc que le valet de chambre de la comtesse et M. de Morlux avaient amené M. Yvan Potenieff à Paris.
– Après.
– Et qu’ils l’y avaient fait passer pour fou. Comment ? Madame ne le sait pas encore. Tout ce que je puis vous dire, c’est que M. Yvan Potenieff est chez le médecin aliéniste M. Lambert, à Auteuil, et qu’on lui administre une quantité prodigieuse de douches.
– Et la comtesse Vasilika ?
– La comtesse est à Paris.
– Sais-tu où ?
– Elle est descendue dans une maison que vous connaissez bien, maître.
Rocambole tressaillit.
– Chez qui donc ? demanda-t-il.
– Chez la comtesse Artoff, rue de la Pépinière.
– Baccarat ! murmura Rocambole.
– Oui, maître, dit Noël, qui ne put réprimer un léger frisson en prononçant le nom de l’implacable ennemie de Rocambole.
Celui-ci était tombé dans une sorte de stupeur pleine de rêverie. Il garda longtemps le silence, oubliant de manger. Enfin, il se leva.
– Va me chercher une voiture, dit-il.
Noël paya la carte et sortit.
– Baccarat ! murmurait Rocambole avec un accent étrange, vais-je donc la retrouver sur mon chemin ?
Le fiacre était à la porte. Rocambole y monta. Puis il baissa les stores rouges.
– Où allons-nous, maître ? demanda Noël.
– Nous allons à cette mansarde que tu m’as louée, et de la fenêtre de laquelle on voit jouer dans le jardin de l’hôtel d’Asmolles l’enfant de cet ange que j’ai si longtemps appelé ma sœur, murmura Rocambole.
– Maître, dit Noël, vous êtes triste à la mort.
– C’est vrai…
– Vous avez donc peur d’être repris ?
– Non, dit Rocambole.
Puis il parut sortir de sa torpeur.
– As-tu ton nécessaire ? dit-il.
– Toujours, répondit Noël.
Et il tira de sa poche un petit étui de fer-blanc, ce meuble indispensable de tout forçat qui rêve une évasion. Il y avait dedans une paire de moustaches blondes et une perruque de même couleur, une lime, un rasoir et des ciseaux. Rocambole prit le rasoir et fit le sacrifice de ses moustaches brunes. Noël lui coupa les cheveux ras. La perruque blonde et les moustaches blondes remplacèrent les moustaches et les cheveux bruns.
– Maintenant, dit le maître, changeons de costume.
Noël se déshabilla en un clin d’œil. Les stores baissés permettaient de convertir ainsi le fiacre en cabinet de toilette. En un clin d’œil aussi, Rocambole eut revêtu le pantalon gris et l’habit bleu à boutons de métal. Noël s’écria :
– Maintenant, vous avez l’air plus anglais que moi.
Durant cette métamorphose, le fiacre avait fait du chemin, et il était arrivé rue de Surène. Puis il s’était arrêté à la porte d’une grande maison à locataires, dont les derrières donnaient sur les jardins d’un hôtel de la rue de la Ville-l’Évêque. Cet hôtel appartenait à M. le vicomte Fabien d’Asmolles, le mari de Mlle Blanche de Chamery.
Rocambole descendit de voiture et dit à Noël :
– Va-t’en !
– Maître, dit Noël, quand vous reverrai-je ?
– Je ne sais pas…
– Mais…
– Tu lui diras que je suis libre.
– Et vous… ne la verrez-vous pas ?
– Je ne sais pas, répéta Rocambole.
Et il entra dans la maison, en murmurant ce nom qui trouvait un écho sinistre dans ses souvenirs :
BACCARAT !
Tome III
RÉDEMPTION, LA VENGEANCE DE VASILIKA
Le Petit Journal – 31 octobre 1865 au 10 juin 1866
223 épisodes
E. Dentu Les Nouveaux Drames de Paris
La Résurrection de Rocambole (5 volumes) 1866
(cf mémento bibliographique )