Rocambole avait calculé juste. On le laissa toute la journée du lendemain dans sa cellule sans qu’il eût de nouvelles du juge d’instruction. Pendant la nuit, cette tristesse mortelle qui l’avait gagné depuis son entrée en prison augmenta et le tint les yeux ouverts. À quoi songeait-il ? À son évasion ? Non. Rocambole avait arrêté son plan. Une seule chose pouvait le faire avorter, et depuis quelque temps le hasard le servait trop fidèlement pour qu’il eût cette crainte. Rocambole avait un autre souci, une autre douleur, pour dire le mot. Il se tourna et se retourna sur son lit sans pouvoir dormir. Un nom, que les murs de sa cellule convertis en échos n’auraient pu répéter, tant il le prononça à voix basse, erra souvent sur ses lèvres. Quand le jour vint – ce jour blafard et sinistre auquel sont éternellement condamnés les prisonniers –, Rocambole avait la fièvre : un rire dédaigneux et sarcastique agitait convulsivement ses lèvres et il posait une main fiévreuse sur son front sillonné de rides imperceptibles. Cet homme revenu au bien, ce bandit converti, eut même un rire féroce, à un certain moment, et, se parlant à lui-même :
– Je ne sais pas, murmura-t-il, si je n’étais pas plus heureux quand j’étais criminel. Après la justice des hommes, est-ce donc celle de Dieu qui commence pour moi ?
Et, nous le répétons, Rocambole accablé, Rocambole, en proie à une torture mystérieuse, ne se préoccupait guère de son évasion. À huit heures, on vint le chercher. Et ce qu’il avait prévu arrivait : le juge d’instruction, friand de révélations, se hâtait de le faire venir. La voiture cellulaire était dans la cour. Le bon garde municipal, l’homme à la tabatière, salua Rocambole, l’appelant « mon commandant » de plus belle. Pour tous les employés de Mazas, car l’instruction garde scrupuleusement ses secrets, Rocambole était le major Avatar, un homme qui avait trempé dans quelque conspiration politique. Le bon municipal se serait jeté dans le feu pour lui ; il aurait tout fait – sauf une chose pourtant, le laisser évader. Le soldat est incorruptible et Rocambole le savait si bien qu’il n’avait pas même eu la pensée de le sonder adroitement. Pendant le trajet, Rocambole parla de Sébastopol et du fameux général Totdleben. Le municipal, ravi, l’écoutait. On arriva. Un homme se promenait dans la cour de la Sainte-Chapelle, regardant tout d’un air étonné et curieux, au moment où Rocambole sortit de la voiture cellulaire. Cet homme avait une belle barbe blonde, un teint mat, de grands favoris et des yeux bleus. Son col raide et haut, sa cravate longue attachée par une épingle en diamants, son habit bleu, son gilet blanc, son pantalon gris clair, une lorgnette de course qu’il portait en bandoulière, enfin un guide Joanne sortant à demi de sa poche disaient suffisamment que c’était un de ces Anglais voyageurs qui promènent leur curiosité ennuyée d’un bout du monde à l’autre. Il s’extasiait sur les rosaces et les clochetons de la Sainte-Chapelle, et marchait à reculons, de telle façon qu’il vint se heurter au municipal. Celui-ci avait pris Rocambole par le bras et se dirigeait avec lui vers l’escalier du parquet.
– Aoh ! fit l’Anglais, exquiousez-moa.
Puis, avisant Rocambole, il laissa échapper un geste de surprise.
– Major Avatar ! dit-il.
– Moi-même, mylord.
– Vos ici !… Oh ! très cher ami !… fit l’Anglais.
Et sans prendre garde au municipal il se jeta dans les bras de Rocambole. Celui-ci avait reconnu son fidèle Noël, qui lui dit en feignant de l’embrasser :
– Je suis déjà venu hier.
– Va me chercher une voiture et attends-moi dans la cour de la préfecture de police, lui dit rapidement Rocambole.
Tout cela fut si rapide, si prompt, si imprévu, que le garde municipal n’eut pas le temps de s’interposer.
– Au revoir, mylord, dit Rocambole.
En même temps, il eut pour le municipal un regard suppliant. Ce regard voulait dire : « Au nom du ciel, faites que cet homme qui est un grand personnage et à l’estime duquel je tiens ne s’aperçoive pas que je suis prisonnier. »
Le municipal comprit.
– Au revoir ! dit Rocambole.
Et il salua l’Anglais qui ne paraissait pas l’avoir vu sortir de la voiture cellulaire.
Il est une heure pour le prévenu où la justice humaine semble se départir un moment de sa rigoureuse surveillance. C’est l’heure où il va à l’instruction. Entre les murs épais de la prison et les barreaux de fer de la voiture cellulaire et le cabinet du juge d’instruction, il y a tout un petit voyage à faire dans les corridors sombres du Palais de justice, sous l’unique surveillance d’un gardien municipal. Les évasions au Palais de justice sont rares, mais elles ne sont pas sans exemple. Il y a eu des condamnés d’une force herculéenne qui ont brisé leurs menottes, il en est qui ont donné un coup de couteau au soldat qui les conduisait. Mais le prévenu qui ne connaît pas ce labyrinthe qu’on appelle le Palais de justice essaierait en vain de se sauver. Au bout de cent pas, il serait repris. Le cabinet du juge d’instruction n’a rien qui rappelle les vieilles coutumes judiciaires et les sombres décors d’autrefois. C’est une pièce meublée avec un goût sévère, ressemblant à tous les cabinets du monde. Le juge est assis à une table ; le greffier à une autre. Avant le cabinet se trouve une antichambre dans laquelle le prévenu attend son tour, sous la garde du municipal. Quelquefois il y a dix personnes dans cette pièce. Dix personnes qui, à tour de rôle, seront interrogées. Quand Rocambole arriva, il vit deux hommes en blouse et une femme gardés par deux municipaux.
– Nous en avons pour une heure, lui dit celui qui le conduisait.
Et il tira sa tabatière. Rocambole allongea la main qui lui restait libre, car l’autre était entravée par la ficelle, et le municipal lui offrit une prise avec empressement. Rocambole l’aspira lentement et se prit à rêver. Un homme sortit du cabinet du juge d’instruction et l’un des municipaux se leva et lui remit les menottes.
– À vous autres, dit-il, en désignant les deux hommes et la femme, sans doute inculpés dans la même affaire.
Le municipal qui avait amené les deux hommes et la femme à l’instruction les fit entrer, referma la porte et vint se rasseoir auprès de celui qui était chargé de Rocambole. Mais son visage se rasséréna, lorsque le premier eut dit à l’autre :
– Ils en ont au moins pour une heure. Donne-moi une prise, camarade. Le municipal tendit sa tabatière. Puis il l’offrit à Rocambole. Mais Rocambole refusa. Rocambole rêvait. Il s’écoula une demi-heure. Le municipal tenait toujours par un bout la ficelle qui serrait la main gauche de Rocambole. L’autre municipal, qui avait aspiré une longue prise, dit tout à coup :
– C’est drôle ! mais j’ai envie de dormir.
– Es-tu de garde cette nuit ?
– Oui.
– Alors ça se comprend… mais si tu veux fermer les yeux un brin, j’ai les deux miens bien ouverts.
Et il prit une nouvelle prise. Le premier municipal ne se fit pas renouveler l’invitation, il s’adossa contre le mur, croisa ses jambes et ferma les yeux. Cinq minutes après, il dormait. Rocambole continuait à se montrer préoccupé. Cependant, de temps à autre, il regardait à la dérobée son gardien. Celui-ci luttait contre le sommeil, mais ses yeux clignotaient. Rocambole sentit que la ficelle se détendait, le municipal avait laissé retomber son bras. Enfin, il ferma les yeux à son tour. Rocambole attendit quelques minutes encore. Puis il tira doucement sur la ficelle, et la main du municipal s’ouvrit et la laissa échapper. Rocambole était libre ! Alors il se leva sans bruit, boutonna militairement sa redingote, tira de sa poche de côté une rosette multicolore qu’il mit effrontément à sa boutonnière, et se dirigea vers la porte d’un pas égal et mesuré. Les municipaux dormaient. Il ouvrit la porte et sortit. Le couloir était plein de monde : il y avait des municipaux, des prévenus, des avocats, des juges ; tout cela allant et venant. Rocambole avisa un municipal et alla vers lui.
– Pourriez-vous m’indiquer la première chambre de la cour ?
– Suivez le corridor, répondit le soldat, qui prit Rocambole pour un officier. Vous monterez un étage, puis vous descendrez…
– Ah ! bon, j’y suis, répondit Rocambole.
Et il s’éloigna sans affectation. Les uns le prirent pour un témoin, les autres pour un plaideur, d’autres pour un simple curieux. Il connaissait à fond son Palais de justice, et passant du nouveau bâtiment dans l’ancien, il gagna la salle des Pas-Perdus, monta au-dessus de la cour d’assises, trouva un petit escalier, redescendit et se trouva au bout de dix minutes au seuil d’une porte qui donnait sur la cour de la préfecture de police. Un fiacre l’attendait à cette porte. Dans ce fiacre était le faux Anglais, c’est-à-dire Noël.
– Mais comment avez-vous fait ? demanda-t-il stupéfait.
– J’ai endormi les municipaux.
– Avec quoi ?
– Avec une pilule brune, réduite en poussière, que j’ai laissé tomber dans la tabatière de l’un d’eux.
« Mais je te conterai cela plus tard. En attendant, allons déjeuner. Je meurs de faim.
Le faux Anglais cria au cocher :
– Chez Maire ! boulevard Saint-Denis, au coin de celui de Strasbourg.