I

Comment se faisait-il que M. Agénor de Morlux, que nous avons laissé à six heures du soir quittant Antoinette sur le seuil de sa porte en lui disant : À demain ! était parti deux heures après pour la Bretagne ? C’est ce que nous allons expliquer.

Le vicomte Karle de Morlux avait admirablement dressé ses batteries, de concert avec maître Timoléon, et il n’était pas homme à compromettre la partie qu’il jouait par une négligence quelconque. Or, en faisant disparaître Antoinette, il eût été de la dernière imprudence de laisser Agénor à Paris, attendu que les personnes qui s’inquiéteraient de cette disparition ne manqueraient pas de courir chez lui.

Agénor avait l’habitude de monter chaque jour chez lui vers six heures, soit pour s’habiller quand il ne dînait pas à son club, soit pour prendre ses lettres. Il avait donc fait ce jour-là comme de coutume et il était allé tout droit à la rue de Surène en quittant Antoinette. À la porte de sa maison, il fut assez étonné de voir le phaéton à deux chevaux de son oncle Karle. Un des deux grooms lui dit :

– M. le vicomte attend M. le baron chez lui.

Agénor eut un battement de cœur ; il monta lestement l’escalier et atteignit l’entresol. C’était là qu’était son appartement de garçon. M. le vicomte Karle de Morlux attendait son neveu au coin du feu, dans le fumoir, un puros aux lèvres, comme s’il n’avait que trente ans.

– Eh bien ! jeune amoureux, lui dit-il en le voyant entrer, tu ne t’attendais pas à me trouver ici ?

– Non, mon oncle.

– Et tu ne sais pas ce que j’y viens faire ?

– Non, mon oncle.

– Je viens te parler de mariage.

Agénor rougit.

– Mon père vous a donc tout dit ?

– Oui, répondit Karle, et je suis ravi.

– De mon mariage ?

– De l’intention que tu as de te marier, du moins. Quand tu seras dans ton ménage, ton père et moi serons tranquilles et ne craindrons plus que tu n’épouses quelque demoiselle scandaleuse qui te déshonorerait.

– Ah ! mon oncle, dit l’amoureux Agénor, si vous saviez comme elle est jolie.

– Tant mieux !

– Et spirituelle…

– Tant mieux encore !

– Ainsi, vous m’approuvez ?

– De point en point. Ne te l’ai-je pas déjà prouvé ?

– Comment cela ? dit Agénor en ouvrant de grands yeux.

– Tu as pourtant vu ton père dans la journée ?

– Sans doute.

– Et il a dû te dire que je m’étais occupé du protégé de ton Antoinette… de Milon.

– Ah ! c’est juste, pardonnez-moi, mon bon oncle, car je perds un peu la tête… Mais… du reste… je crois qu’on vous a mal renseigné.

– Hein ? fit M. de Morlux en tressaillant.

– Oui, mon bon oncle… Je crois que vous n’aurez pas besoin de demander la grâce de Milon…

– Plaît-il ?

– Figurez-vous, poursuivit Agénor avec volubilité, que j’ai vu ce soir Mlle Antoinette… Oh ! par hasard… je l’ai rencontrée… et tandis que nous causions, elle a jeté un cri en me montrant un homme dans une voiture… C’était Milon !

M. Karle de Morlux fit un bond sur son siège ; mais Agénor n’y prit pas garde et continua.

– Mlle Antoinette et moi nous sommes montés dans son coupé, et nous avons suivi cette voiture, mais impossible de la rattraper, et nous avons fini par la perdre de vue.

M. Karle de Morlux respira. Tandis que son neveu parlait, il avait cru un moment tout perdu. Milon à Paris, retrouvant Antoinette et présenté à son neveu, c’était l’anéantissement complet de tous ses plans, surtout si on songeait que Milon avait derrière lui un homme dont Timoléon avait parlé et qui répondait au nom de Rocambole.

– Mais, reprit Agénor, tandis que M. de Morlux, un moment agité, retrouvait son impassibilité ordinaire, nous le retrouverons, soyez tranquille. Paris n’est pas si grand pour un Parisien comme moi.

– Ce que tu me dis là est bien extraordinaire, dit Karle avec calme en regardant son neveu.

– Pourquoi cela, mon oncle ?

– Pour deux motifs. Si la personne que vous avez vue est réellement ce Milon, comment est-elle à Paris ?

– Peut-être s’est-il évadé.

– Mais alors comment n’en sait-on rien à la direction des prisons ?

Cet argument déconcerta un peu Agénor.

– Ton Antoinette, dit M. Karle de Morlux, aura été abusée par quelqu’une de ces ressemblances qui sont véritablement étonnantes.

– Vous avez peut-être raison, mon oncle.

– Après ça, poursuivit M. de Morlux, c’est une chose dont tu pourras t’assurer à ton retour.

– À mon retour ? que voulez-vous dire, mon oncle ?

Le vicomte se mit à rire.

– Tu ne supposes pas, dit-il, que je suis venu ici pour te complimenter sur ton projet de mariage…

– Mais, mon oncle…

– Je suis venu te parler d’affaires, et d’affaires très importantes.

Agénor fronça le sourcil. M. de Morlux tira sa montre et dit :

– Tu pars pour Rennes à huit heures quarante-cinq minutes.

– Vous êtes fou, mon oncle !

– Tu y seras demain, continua froidement M. de Morlux, tu y passeras la soirée, et la matinée du lendemain auprès de ta grand-mère maternelle, qui a absolument besoin de te voir, et tu reviendras après-demain. Ton Antoinette n’en mourra pas pour avoir passé soixante heures sans te voir.

– Mais enfin, mon oncle, dit Agénor, ce voyage précipité me semble insensé.

– C’est possible, mais il est raisonnable. Ta grand-mère est malade, très malade ; elle a écrit à ton père qu’elle voulait te voir. Il y va pour toi d’un héritage… Ne fais pas l’enfant.

– Enfin, mon oncle, il me semble que je puis bien remettre ce voyage.

– Pas de vingt-quatre heures. Crois-moi, je ne veux pas t’en dire davantage. Va voir ta grand-mère, reviens, et dans quinze jours tu épouseras Antoinette. Cela te va-t-il ?

– Mais… mon oncle… il faut au moins que j’écrive à mon père.

– Ton père est prévenu. Maintenant, acheva Karle de Morlux, quand tu seras à Rennes, tu verras que ton père et moi avions raison. Ta grand-mère est à toute extrémité ; et comme elle a déjà ton père en horreur, elle est femme à le déshériter.

– C’est bien, dit Agénor, je partirai ; mais au moins, me permettrez-vous d’écrire à Antoinette ?

– Oh ! tout ce que tu voudras…

Agénor se mit à son bureau et écrivit une longue lettre à la jeune fille, tandis que M. Karle de Morlux calculait que cette lettre n’arriverait pas avant le lendemain matin, si elle était mise à la poste. Mais quand Agénor l’eut fermée, il sonna pour la remettre à son valet de chambre.

– Non, dit M. de Morlux, je m’en charge.

– Vous, mon oncle ?

– Je la porterai moi-même demain matin. Ce me sera un bon prétexte pour voir ta future.

– Ah ! mon oncle, dit Agénor, que vous êtes bon !

Et il fit une toilette de voyage tandis que son valet de chambre préparait ses malles.

Une heure après, le concierge de la maison montait dans une voiture et conduisait les malles au chemin de fer, tandis que M. Karle de Morlux offrait une place à son neveu dans son phaéton. Agénor n’avait pas dîné. M. Karle de Morlux le conduisit au buffet de la gare, lui fit avaler un verre de bordeaux et une aile de poulet, et ne se montra satisfait et tranquille que lorsqu’il eut mis son beau neveu en voiture. La locomotive siffla, le train partit.

Alors M. de Morlux remonta dans son phaéton et rentra chez lui, rue de la Pépinière, où l’attendait depuis plus d’une heure maître Timoléon. L’ancien espion avait, comme tous les gens de son métier, la faculté de se grimer et de se déguiser à se rendre méconnaissable. Il s’était présenté chez M. de Morlux vêtu en parfait gentleman anglais, et s’était annoncé comme un lord revenant des Indes occidentales et un ami intime du vicomte.

– Eh bien ? demanda M. de Morlux en le trouvant installé dans le salon d’attente.

Timoléon tira sa montre, qui marquait neuf heures et demie.

– Ce doit être fait, dit-il ; mais si vous voulez, nous allons nous en assurer.

M. de Morlux et le mystérieux agent d’affaires sortirent à pied, comme pour faire un tour de boulevard, et remontèrent la rue de la Pépinière jusqu’à la rue d’Anjou-Saint-Honoré, qu’ils suivirent dans tout son parcours. Le coupé n’était plus devant le n° 19.

– L’oiseau est parti, dit Timoléon, et il sera bientôt en cage.

Tous deux se dirigèrent alors vers les Champs-Élysées, et Timoléon dit encore :

– Cela vous fera peut-être coucher un peu tard, mais je veux que vous soyez certain qu’on ne vous vole pas votre argent.

Et il conduisit Karle de Morlux à Chaillot dans la rue où était le commissariat de police.

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