Tandis qu’Agénor partait pour la Bretagne, tandis que les voleurs soudoyés par Timoléon parvenaient à faire passer Antoinette pour leur complice et étaient dirigés avec elle sur le dépôt de la préfecture de police, le major Avatar, c’est-à-dire Rocambole, et Milon avaient trouvé la cassette aux millions, pris connaissance du manuscrit laissé par la baronne Miller, et quittaient au petit jour la maison de la rue de Grenelle au Gros-Caillou, pour s’en aller à la recherche des orphelines. Milon, si ses souvenirs ne le trompaient pas, croyait fermement que le pensionnat où sa malheureuse maîtresse avait conduit ses deux filles, devait être situé à Auteuil. Mais il ne se rappelait ni le nom de la rue, ni celui de la maîtresse de pension, ni enfin l’enseigne du pensionnat.
– Tout cela est bien vague, dit Rocambole. Mais enfin, allons toujours !
Ils prirent une voiture de place sur le quai et se firent conduire à Auteuil. Au moment où ils entraient dans la rue La Fontaine, Milon, qui s’était placé sur le siège, à côté du cocher, fit arrêter brusquement.
– Je crois que je me souviens, dit-il.
– Ah ! dit Rocambole qui sortit du fiacre.
– Oui, reprit Milon ; laissez-moi marcher. Je me souviens que nous montâmes jusqu’à une place où il y a une fontaine, puis nous prîmes à gauche, puis encore à gauche…
– Allons ! dit Rocambole.
Le fiacre les suivit et ils montèrent la rue La Fontaine jusqu’à la place.
Là, Milon hésita un peu.
– Il me semble, dit-il, que c’était tout auprès d’une église. Et il prit la rue Boileau.
– Poussons jusqu’à l’église, dit Rocambole.
Mais depuis dix ans, Auteuil s’était transformé et tout autour de l’église, qu’ils trouvèrent sans peine, s’élevaient des constructions neuves.
– Il faut prendre à droite maintenant, dit Milon.
Et il fit quelques pas encore et ne s’arrêta que dans la petite rue du Buis.
– Je me souviens d’une grille et d’un grand jardin qu’on traversait, dit-il encore. Pourtant je ne vois ici ni grilles ni jardins, et je jurerais néanmoins que c’était ici.
À l’entrée de la rue du Buis, un épicier achevait d’ouvrir sa boutique. C’était un vieux bonhomme chauve et d’apparence presque souffreteuse.
– Voilà un homme, pensa Rocambole, qui ne doit pas faire fortune ici.
Et il s’approcha de lui et le salua. L’épicier était en même temps marchand de tabac, comme l’indiquait la carotte rouge qui pendait au-dessus de sa devanture. Rocambole demanda des londrès. L’épicier salua et alla chercher deux boîtes toutes pleines qu’il posa sur le comptoir.
– Je n’en vends pas souvent, dit-il avec un soupir. Le quartier n’est pas bon. On y fume la pipe et le petit bordeaux. Quant au cigare de cinq sous, vous êtes le premier qui m’en demandez depuis longtemps.
– Les affaires ne vont donc pas ? demanda Rocambole.
– Elles vont mal. On a bien de la peine à joindre les deux bouts à la fin de l’année, geignit le pauvre épicier.
– Y a-t-il longtemps que vous êtes établi ici ?
– Dix-sept ans depuis Noël dernier, mon cher monsieur. Mais le quartier est désert.
– Ah ! dit Rocambole, si vous êtes ici depuis dix-sept ans, vous devez connaître tout le monde ?
– J’ai vu bâtir le bout de la rue.
– Est-ce qu’il n’y avait pas un pensionnat, par ici ? demanda Milon.
– Oui, répondit l’épicier, le pensionnat de Mme Raynaud.
– Bonté divine ! s’écria Milon, c’est bien cela. Je me rappelle le nom à présent.
– Mais, reprit l’épicier, il a été démoli, le pensionnat, et le jardin morcelé, et on a bâti dessus une maison à locataires que vous voyez là sur la gauche.
– Mais la dame… Mme Raynaud… est-ce qu’elle ne tient pas toujours son pensionnat ? demanda Milon dont la voix tremblait.
– Non, dit l’épicier. Elle a fait de mauvaises affaires… On a tout vendu chez elle…
– En sorte, dit Rocambole, qu’on ne sait pas ce qu’elle est devenue ?
– Non, peut-être bien qu’elle est morte, mais personne, à Auteuil, n’en a entendu parler. Est-ce que vous la connaissiez ?
– C’était ma sœur, dit Milon à tout hasard.
L’émotion que manifestait Milon était telle, que l’épicier le crut sur parole. Milon continua :
– Voici près de dix ans que je suis parti pour l’étranger, et depuis, je n’ai eu aucune nouvelle d’elle.
– Écoutez, dit l’épicier, il y a quelqu’un à Auteuil qui sait peut-être ce qu’elle est devenue. C’est M. Boisdureau.
– Qu’est-ce que ce M. Boisdureau ? demanda Rocambole.
– C’est un huissier.
– Où demeure-t-il ?
– Tout à côté d’ici, dans la rue Molière.
– Merci bien, dit Rocambole, qui bourra ses poches de cigares, paya et prit Milon par le bras.
La rue Molière n’est pas longue et le panonceau d’un huissier se voit de loin. Rocambole aperçut celui de maître Boisdureau du premier coup d’œil. Il était sur la droite, à la porte d’une petite maison à un seul étage, dont les murs étaient blancs, les volets verts, et qui vous avait un air honnête et patriarcal à faire croire qu’elle abritait un juge de paix. Derrière, on devinait un jardin avec un bon vieil arbre au milieu et des treilles en espalier. Sans le panonceau, jamais le passant n’aurait pu supposer que le papier timbré se noircissait derrière ces persiennes, pour se répandre à travers la ville en protêts, assignations, commandements, procès-verbaux de saisie et autres morceaux de même littérature.
Rocambole sonna. Une jolie fille, un peu forte, un peu plantureuse, aux cheveux blonds, au parler alsacien, rieuse comme un matin de printemps, vint ouvrir.
– Ce n’est pas ici, pensa Rocambole. Nous nous sommes mépris au panonceau. Nous sommes chez un notaire.
Cependant Milon demanda :
– M. Boisdureau ?
– C’est ici, dit la grosse fille en riant ; est-ce que vous venez pour une assignation ?
– Il paraît que le métier tourne au comique, dit Rocambole à Milon.
Le vestibule était frais, coquet, garni d’un papier à trèfles. Dans les angles, il y avait des jardinières. Les portes, qui ouvraient à droite et à gauche, étaient vernies de frais. Sur celle de droite, on lisait le mot : Étude. Avant que Rocambole eût eu le temps de répondre, l’Alsacienne ouvrit cette dernière et dit :
– Monsié, des monsié qui viennent pour une saisie !
L’étude ressemblait au cabinet de travail d’un petit rentier. Il n’y avait qu’un petit bureau au milieu et une toute petite table dans un coin. Accoudé sur la petite table, un gamin de quinze ans, l’unique clerc de M. Boisdureau. Derrière le bureau, M. Boisdureau lui-même. M. Boisdureau avait une physionomie qui surprenait presque autant que sa maison. C’était un petit homme tout rond, tout chauve, tout souriant, entre deux âges, le nez un peu rouge, mais l’œil vif et bien fendu, la lèvre lippue et sensuelle.
– Monsieur, vous venez sans doute pour affaires et hier encore je me serais mis à votre disposition, mais aujourd’hui c’est bien différent : mon étude est fermée.
– Serait-ce donc jour de fête ? demanda Rocambole, qui était un peu brouillé avec le calendrier et le martyrologe.
– Non pas, non pas, dit le gros petit homme en tirant de son gousset une prise de tabac et se barbouillant le nez complaisamment. Je ne ferai pas d’affaires aujourd’hui, ni demain, ni jamais plus. Je suis artiste, voyez-vous, messieurs : j’ai même eu dans ma jeunesse un prix de violon au Conservatoire. C’était le bon temps… Mais vous savez, il faut vivre, il faut songer au lendemain… et dame, on cherche une profession sérieuse…
– Celle de violoniste ? demanda Rocambole.
– Non, celle d’huissier. Je l’ai été vingt ans… j’ai fait une fortune honnête… l’aurea mediocritas du poète, vous savez ?
– Mais vous n’êtes donc plus huissier ? fit Milon.
– Non, monsieur ! depuis hier soir. J’ai vendu, et j’attends mon successeur pour l’installer.
– Ah ! c’est différent. Mais comme nous ne venons pas pour affaires…
– Pourquoi donc venez-vous ? demanda l’ex-huissier.
Et il regarda ses deux visiteurs avec un étonnement mélangé de défiance. Rocambole prit la chaise qui lui était offerte :
– Nous venons payer une dette, dit-il.
– Ah ! très bien, dit l’huissier, dont la nature reprit aussitôt le dessus.