L

L’éternité passa dans les trois minutes qui suivirent.

Rigolo soutenait Agénor dans ses bras. Milon s’était laissé tomber à genoux ; un flot de larmes un moment contenues jaillissait maintenant des deux yeux de Marton, qui répétait d’une voix déchirante :

– Morte ! morte !…

Vanda regardait le maître et, pour la première fois, elle doutait de lui. Rocambole avait un frémissement par tout le corps, et ses narines dilatées aspiraient l’air bruyamment.

– Morte ! bien morte ! répétait Milon, le visage baigné de grosses larmes, qui coulaient lentement et une à une.

– Ah ! ma bien-aimée !… s’écria Agénor, qui, pris d’un accès de douleur folle, se dégagea des mains de Rigolo et voulut se précipiter sur le corps d’Antoinette.

Mais Rocambole le repoussa. Puis, trempant de nouveau sa lancette dans le flacon, il retroussa la manche du bras droit, comme il avait mis à nu le bras gauche, et il piqua une autre veine. Il y eut encore un moment d’espoir…

Milon se dressa lentement ; Agénor joignit les mains ; Marton suspendit ses cris et ses larmes… Quant à Vanda, elle regarda le maître. C’était sur son visage désormais qu’il fallait chercher si Antoinette était bien réellement morte.

Une minute s’écoula encore… Antoinette conservait la raideur et l’impassibilité de la mort. Rocambole se tourna vers Agénor, prit les pistolets qu’il avait à sa ceinture et les lui tendit :

– Monsieur, dit-il, je vous demande deux minutes encore. Si dans deux minutes il ne s’est produit aucun tressaillement dans le corps de votre fiancée, c’est qu’elle sera véritablement morte. Alors, monsieur, je vous le demande en grâce, avant de vous tuer vous-même, tuez-moi !…

Agénor prit les pistolets et ne répondit pas, et Milon, l’esclave fanatique du maître, Milon ne les lui arracha point. Rocambole tira sa montre – un chronomètre qui marquait les secondes. Puis il découvrit la poitrine de la morte, et, l’œil fixé sur cette aiguille, qui en ce moment mesurait sa destinée, il posa la main sur le cœur. L’aiguille marchait, et l’on entendait le tic-tac du chronomètre, tant les personnes qui se trouvaient là faisaient silence.

Vanda regardait toujours le maître ; le maître, agité d’un frémissement convulsif ; le maître, dont la vie tout entière semblait s’être réfugiée dans le regard. Et l’aiguille marchait toujours, et Antoinette conservait l’immobilité de la mort. Mais comme la cent vingtième seconde allait suivre les autres, Rocambole retira brusquement sa main et il appuya sa tête sur la poitrine de la jeune fille, l’oreille reposant sur le cœur. Puis, soudain, cette tête se releva et le visage livide subit une transformation complète :

– … Elle vit ! dit-il.

Et son œil brilla d’une telle joie qu’un cri de délivrance se dégagea de toutes ces poitrines oppressées.

– Elle vit, répéta Rocambole avec l’accent de la conviction : j’entends les battements de son cœur.

Ce fut alors une scène impossible à rendre. Rocambole attira Agénor et lui fit placer son oreille sur la poitrine d’Antoinette. Et Agénor s’écria :

– … Et moi aussi, j’entends battre le cœur ! Puis ce fut le tour de Vanda, puis celui de Milon… Et la belle Marton se mit à genoux et murmura :

– Mon Dieu ! nous avons pourtant douté de votre bonté.

Le cœur d’Antoinette battait distinctement, en même temps qu’une sorte de chaleur montait des profondeurs du corps à la surface et remplaçait ce froid glacial qui avait fait croire à la mort.

– Ô ma bien-aimée ! s’écria Agénor, qui, se précipitant de nouveau sur Antoinette endormie, voulut la prendre dans ses bras.

Mais Rocambole l’arrêta encore.

– Arrière tous ! dit-il.

Et comme on s’éloignait du lit, repris par l’angoisse, il rassura tout le monde d’un mot :

– Elle vit, dit-il, et je réponds d’elle… Mais ne croyez pas que la catalepsie cesse tout de suite. Le curare avait agi si promptement sur cette organisation délicate, qu’une heure de plus, il était trop tard, et les effets du contrepoison seront longs à se produire.

– Mais quand rouvrira-t-elle les yeux ? demanda Agénor d’une voix étranglée.

– Dans une heure.

Les lèvres d’Antoinette s’entrouvrirent légèrement alors. Rocambole se pencha et recueillit un souffle si faible qu’on eût dit un dernier soupir.

– De la chaleur ! de la chaleur ! dit-il.

Et il jeta sur elle sa pelisse doublée de fourrure, qu’il avait un instant déposée sur une chaise. La jeune fille fut confiée aux soins des trois femmes et Rocambole fit un signe à ses compagnons, qui le suivirent dans la rue.

– On va la déshabiller, dit-il. La chaleur du lit lui est nécessaire.

Comme ils se groupaient sur le seuil extérieur de la porte, Rocambole murmura :

– Il a été un moment où j’ai cru que j’allais mourir !

– Maître, maître, murmura Milon, qui pleurait à chaudes larmes, vous êtes grand comme le monde.

– Mais qui êtes-vous donc, vous qui jouez avec le tombeau ? s’écria Agénor en lui prenant les mains.

– Un homme qui se repent du mal qu’il a fait autrefois, répondit Simplement Rocambole.

Des pas, en cet instant, se firent entendre à l’extrémité de la rue, et une forme humaine se détacha en silhouette noire sur la nuit pluvieuse.

Cet homme marchait à pas précipités et quand il fut tout près de la maison, voyant un homme à la porte, il s’arrêta.

– Timoléon ? fit Rocambole.

L’homme se remit en marche et accourut.

– Timoléon ! exclama Agénor, l’instrument de mon misérable oncle !…

– Un instrument que j’ai brisé, répondit Rocambole.

– Maître, reprit Timoléon d’une voix anxieuse, j’ai tenu mes promesses ; allez-vous tenir les vôtres ?

– Oui, répondit Rocambole.

– Ma fille ! où est ma fille ?… demanda Timoléon avec angoisse.

– Trouve-toi à six heures du matin au chemin de fer du Nord. Tu rencontreras dans la gare Jean le Boucher.

– Et il me dira où elle est ?

– Il l’aura à son bras et te remettra ton billet pour Londres. Car tu pars…

– Vous me chassez de Paris ?

– Non, dit Rocambole, mais je te donne le conseil de filer… La police te cherche.

– La police !… elle me cherche, moi !…

– Et si tu restes, tu seras arrêté avant demain soir.

– Mais de quoi m’accuse-t-on ? balbutia Timoléon.

– D’un vol de cent mille francs commis chez M. le vicomte Karle de Morlux, vol que tu as vainement essayé d’imputer aux anciens Valets de cœur !

Là, Rocambole qui venait de subir des tortures sans nom, Rocambole dont le cœur battait encore à rompre sa poitrine, eut un accès d’hilarité subite :

– Nous étions plus forts que cela, mon bon, lui dit-il ; mais crois-moi, ne perds pas de temps, car la police a une preuve irrécusable de ta culpabilité.

– Une preuve ?

– Oui, dit Rocambole, le portefeuille volé chez M. de Morlux et qu’on a retrouvé chez toi… Il fallait bien que tu fusses puni…

Timoléon jeta un cri de rage et prit la fuite. En ce moment, la belle Marton s’élança au-dehors et s’écria :

– Venez… venez vite !… elle revient…

Agénor entra le premier et se précipita vers le lit. Antoinette s’agitait convulsivement et remuait les bras et les lèvres. Sur un signe de Rocambole, Vanda la mit sur son séant. Et de nouveau le lit fut entouré avec une fiévreuse anxiété.

Tout à coup les lèvres d’Antoinette laissèrent passer quelques sons confus et inarticulés ; puis les sons furent plus distincts et devinrent des paroles.

– Suis-je donc dans le paradis ? murmura-t-elle.

– Ah ! s’écria Milon, c’est la voix de sa mère !

Agénor s’était agenouillé au pied du lit et couvrait de baisers une des mains d’Antoinette.

– Où suis-je ? répéta-t-elle.

Mais ses yeux étaient fermés encore, et vainement elle passait dessus la main qu’Agénor laissait libre. Elle dit encore :

– Oui, je suis bien morte, je crois… mais, comme j’étais innocente, il est impossible que je ne sois pas dans le paradis.

– Antoinette !… chère Antoinette… murmura Agénor.

Soudain, les paupières de la jeune fille s’ouvrirent, et elle attacha sur Agénor son œil clair et limpide.

– Vous ! murmura-t-elle avec extase.

– Le paradis est descendu sur la terre, dit Agénor.

– Le paradis, c’est l’amour… murmura Rocambole.

Et l’on vit alors s’éloigner d’Antoinette la ressuscitée, qui ne voyait et n’entendait que son cher Agénor, et se réfugier dans le coin le plus obscur de la chambre, pâles et sombres comme les anges déchus précipités du ciel ! dans l’abîme : La belle Marton. Rocambole le forçat. Ces deux maudits à qui Dieu fermait le temple de l’amour avec une porte d’airain.

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