Agénor jeta un cri. Puis il demeura comme pétrifié, sans voix, sans haleine, regardant Rocambole d’un œil stupide. Milon, lui aussi, avait poussé un cri, mais c’était un cri de soulagement. Car le colosse, même en voyant la jeune fille étendue dans son cercueil, n’avait pu croire tout à fait que le maître, celui qui pouvait tout, l’eût laissée mourir.
– Oui, répéta Rocambole, si elle n’était pas morte, que feriez-vous ?
– Oh ! ma raison s’égare !… balbutia Agénor, qui s’était repris à trembler.
– Si ce sommeil, qui a les apparences de la mort, poursuivit Rocambole, n’était, en effet, qu’un sommeil léthargique, je vous le demande, que feriez-vous ?
– Oh ! répondit Agénor, d’une voix égarée, vous me le demandez !… Si Antoinette n’était pas morte… mais elle serait ma femme !…
– Et sa fortune ?
– Il faudrait bien qu’on la lui rendît !… s’écria-t-il.
– Et sa mère assassinée… la vengeriez-vous ?…
Il jeta un cri encore, et un nom passa sur ses lèvres comme s’il les eût brûlées.
– Mon père !…
– Antoinette pardonnerait peut-être à votre père…
Ces mots produisirent sur Agénor une sensation électrique qui lui parcourut tout le corps :
– Oh ! dit-il, je tuerai mon oncle.
– Non, dit Rocambole, ce n’est pas vous qui le frapperez…
– Et qui donc ? demanda le jeune homme tout frémissant.
– Moi, dit Rocambole, avec son calme terrible.
– Mais Antoinette est morte !… dit Agénor, qui s’agenouilla de nouveau devant le cercueil et éclata en sanglots.
– Oui, répondit Rocambole, la fille A…, comme disent les journaux, la prisonnière de Saint-Lazare, qui avait pour mère la Marlotte, est morte, et les livres mortuaires de la prison en font foi ; mais Antoinette Miller, votre cousine, votre femme…
Il s’arrêta. Agénor joignit les mains.
– Achevez… achevez !… supplia-t-il.
– Celle-là, dit Rocambole, elle peut sortir de son cercueil, elle peut rouvrir les yeux, elle peut vivre et placer sa main dans la vôtre, si je le veux…
Milon avait au front la sueur de l’angoisse, et on eût entendu les battements du cœur de Rigolo.
– Si vous le voulez ? s’écria Agénor.
– Si je le veux ! dit Rocambole.
– Oh ! je le savais bien ! exclama Milon, que le maître se jouait de la mort et qu’elle lui obéirait !
– Et pourquoi ne le voudriez-vous pas ? demanda Agénor frémissant.
– Je ne le voudrai pas si vous me résistez…
– Moi ?
– Si vous ne me jurez pas, sur l’honneur, ici même, devant ce corps inanimé, de m’obéir aveuglément, quoi que je veuille et quoi que je fasse…
– Je vous obéirai… je serai votre esclave… je vous le jure !… répondit Agénor d’une voix haletante… mais rendez-moi Antoinette…
Et il n’osait plus se pencher sur le cercueil.
– Oh ! pas ici, dit Rocambole… On ne réveille pas les vivants au milieu des morts !
Alors, il se pencha à son tour sur la bière, prit la morte dans ses bras et la souleva.
Puis il la tendit silencieusement à Milon. Milon eut alors ce rugissement joyeux de la lionne emportant son lionceau pour le soustraire à tout danger… Et il la pressa sur son cœur, riant et pleurant, puis il s’élança hors du caveau et prit la fuite. Mais Rocambole et Rigolo le suivaient, soutenant toujours Agénor. Quand ils furent hors du caveau provisoire, Rigolo éteignit sa torche, et le voyage à travers l’obscurité et la boue gluante du cimetière recommença.
– Ô l’enfant de ma maîtresse bien-aimée ! disait le bon Milon en courant et serrant sur sa poitrine le corps de sa chère Antoinette : ô toi, que j’aime comme ma fille… tu vas donc rouvrir les yeux ?… tu vas donc revenir à la vie ?… car le maître l’a dit… et le maître ne ment jamais !…
Et Milon courait, emportant son fardeau comme un avare son trésor, et il arriva à la brèche du cimetière bien avant Rocambole et les autres. La porte de la maison était restée ouverte, et un filet de lumière, qui partait du logement de Rigolo et de Marceline, guidait maintenant Milon. Il entra comme une bombe, comme le tonnerre, riant et pleurant de plus belle. Et il déposa sur le lit de Marceline la jeune fille, toujours immobile et froide, aux yeux de Vanda et de Marton.
– Vous voyez bien qu’elle est morte, dit alors la belle Marton, qui pleurait toujours.
– Non, répondit Vanda ; et comme elle est déjà sortie de sa tombe, elle va sortir de ce sommeil de mort qui l’oppresse.
Rocambole entra, suivi d’Agénor et de Rigolo.
Le maître s’approcha du lit, contempla silencieusement une minute la pauvre fille qui, en effet, paraissait dormir, et tressaillit profondément :
– Qu’elle est belle ! dit-il.
C’était la première fois que Rocambole voyait Antoinette, et cependant, on savait quels efforts il avait fait pour la sauver. Agénor s’était agenouillé devant le lit, et il tenait dans ses mains la main glacée d’Antoinette.
– Écoutez-moi, dit alors Rocambole. Il m’eût été possible de faire sortir Antoinette vivante de Saint-Lazare, mais je ne l’ai pas voulu ; il ne faut pas que celle qui doit être un jour votre femme puisse être jamais soupçonnée d’avoir été en contact avec des femmes perdues ; il ne faut pas non plus que ce misérable que vous reniez désormais pour votre oncle, cet infâme vicomte Karle, à qui sans déshonorer le nom qu’il porte, car ce nom c’est le vôtre, je réserve un châtiment terrible, sorte un moment de la sécurité où l’a plongé le décès de la femme enfermée à Saint-Lazare. Comprenez-vous ?
– Oui, dit Agénor, mais elle est toujours là !… froide, inanimée… morte, peut-être.
– Je vais lui rendre la vie, dit Rocambole.
Alors, un silence se fit, pendant lequel on eût entendu les pulsations de tous les cœurs.
La belle Marton avait cessé de pleurer, et ses yeux, maintenant, rayonnaient d’espoir. Rocambole regarda encore Agénor.
– Écoutez-moi bien, dit-il, je ne suis ni médecin, ni savant, ni charlatan, ni sorcier. L’état où se trouve cette jeune fille est un état de catalepsie complète. J’ai eu autrefois des relations avec un médecin nègre qui avait fait une étude approfondie des poisons, et je tiens de lui une substance qui amène cette catalepsie dont je vous parle et dont vous voyez un exemple. Cette substance se nomme le curare. C’est le poison dans lequel les Indiens trempent leurs flèches. Ses effets sont foudroyants ; il fait passer l’homme le plus robuste à un état de paralysie qui ressemble tellement à la mort, que nul ne peut affirmer que la personne foudroyée ne soit pas véritablement trépassée.
– Après ? après ? fit Agénor avec angoisse.
– Antoinette, poursuivit Rocambole avec calme, a pris une pilule de curare, de la grosseur d’une tête d’épingle, et soudain le cœur a cessé de battre, le sang de circuler et son corps est devenu froid comme il l’est encore…
– Maître, maître, murmura Milon, rendez-lui donc bien vite la vie, car, ne le voyez-vous pas ? M. Agénor et moi nous nous sentons mourir…
– Attends encore…
Et Rocambole continua :
– Il faut un temps assez long pour que le curare qui, en dix secondes, a amené la mort apparente, produise la mort réelle ; et, dans l’intervalle, il suffit de l’emploi d’un autre poison pour le paralyser complètement.
En même temps, Rocambole tira de sa poche un petit flacon d’un demi-pouce de longueur, soigneusement fermé, et avec le flacon une lancette. Le flacon contenait une petite liqueur blanchâtre. Puis il dit encore :
– Je vais tremper ma lancette dans ce flacon, puis je piquerai le bras de cette jeune fille et, sur-le-champ, ce corps inanimé tressaillira, le cœur battra, le sang reprendra son éternel voyage du cœur aux extrémités et des extrémités au cœur. Puis, avant une heure, Antoinette ouvrira les yeux…
– Faites vite, maître !… s’écria Milon avec anxiété.
Et comme le lit ne touchait point au mur, Vanda et la belle Marton, qui suspendait son haleine, passèrent dans la ruelle pour mieux voir le miracle de la résurrection. Rocambole se pencha sur la jeune fille, retroussa la large manche de la robe prisonnière et mit à nu un bras blanc comme l’albâtre avec de belles veines bleues. Puis, débouchant lestement le flacon, il y trempa sa lancette, et approcha le petit instrument de l’une de ces belles veines où le sang paraissait figé. En ce moment, Milon, le colosse, fut pris d’une telle faiblesse qu’à son tour il fut obligé de s’appuyer sur Agénor. Agénor vivait un siècle en une seconde. L’acier mordit la chair, la lancette piqua la veine. Puis Rocambole recula et attendit.
Mais la morte ne bougea pas, et Rocambole, au bout d’une minute qui fut une éternité, pâlit tout à coup et devint livide. Rocambole eut ce terrible frémissement de narines qui d’ordinaire trahissait ses plus violentes émotions.
– Ah ! elle est morte ! s’écria Agénor avec une explosion de douleur.
– Mon Dieu ! murmura Rocambole frémissant, aurais-je trop attendu ?
Et il recula encore, ses cheveux hérissés, son œil désespéré fixé sur Antoinette endormie du sommeil suprême…