I

Qu’est-ce qu’un Chambrion ?

Dans ces villages perdus en fond de forêt, comme disent les chasseurs, le Chambrion est un paysan qui a fait implicitement vœu de solitude et de célibat.

S’il a un peu de bien, il le cultive ; s’il n’en a pas, il va en journée, soit comme laboureur, vigneron ou batteur en grange, soit comme bûcheron.

Le Chambrion vit seul dans une petite maison presque toujours éloignée de toute autre habitation, et la plupart du temps placée sous bois.

Il fait son ménage, sa cuisine, rapetasse ses vêtements, et l’hiver, quand la neige lui défend toute autre besogne, il ne dédaigne pas de se filer un brin de laine pour se faire des bas.

Presque toujours, le Chambrion est un être sur lequel plane quelque mystérieuse histoire ou pèse quelque souvenir pénible.

L’un est enfant de l’hospice, l’autre a eu des parents qui avaient une mauvaise réputation.

Il en est qu’on accuse d’un brin de sorcellerie.

D’autres passent pour avoir des remèdes contre le charbon, la rage et la picote.

Si, le dimanche, ils se risquent dans le cabaret du village, on les accueille avec un étonnement mêlé de crainte.

Au bal, le Chambrion ne trouve pas souvent une fille qui consente à danser avec lui.

Il n’y a que peu d’exemples qu’un Chambrion ait fini par se marier.

Du reste, il est généralement bon ouvrier, honnête, serviable et hospitalier.

Le chasseur pris par la pluie trouve chez le Chambrion un abri, un feu de ramée et un pichet de boisson.

D’aucuns l’accusent d’être braconnier ; et, par le fait, qui donc serait mieux placé que lui pour exercer cette coupable industrie ?

Sa maison touche à la forêt ; mieux que personne, il doit connaître les passées, entendre rappeler les perdreaux, voir sauter les lièvres et les lapins à la sortie, c’est-à-dire au crépuscule.

Il juge, par le vol-ce-l’est d’un chevreuil légèrement marqué sur la boue d’une allée forestière, si c’est une chevrette ou un brocard.

Les fusées, la trace et les pigaches des sangliers lui sont familières.

Cependant, le Chambrion n’a jamais eu un procès.

Les gardes sourient quand on leur dit qu’il est braconnier ; par pure condescendance pour un propriétaire voisin jaloux de sa chasse, les gendarmes ont bien voulu rechercher chez lui des filets, des appeaux, le collet classique et la non moins classique chanterelle, mais ils n’ont rien trouvé. On avait calomnié le Chambrion.

Un dernier trait caractéristique.

Le Chambrion a généralement l’esprit plus cultivé que les autres paysans.

Il sait lire et écrire ; il emprunte des livres au curé et au maître d’école.

Quelquefois même, il compose des chansons naïves, paroles et musique, qu’il chante, le soir, en traversant les grands bois qui entourent sa demeure.

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