La description de la maison isolée faite à Rocambole par le Notaire était assez exacte.
Il y avait un grand parc touffu qui descendait jusqu’à la rivière.
La maison était petite, mais élégante d’aspect, de construction récente, et avait dû s’élever sur les ruines de quelque habitation seigneuriale.
Elle avait été longtemps à vendre, et il n’y avait pas plus de six mois que les hôtes mystérieux dont parlait le Notaire s’en étaient rendus acquéreurs.
Un soir, une voiture fermée s’était arrêtée à Villeneuve, chez Me ***, notaire.
Un homme enveloppé d’une pelisse fourrée, – on était en hiver alors – coiffé d’un bonnet d’astrakan, et ayant toute l’apparence et la physionomie d’un étranger, en était descendu.
Cependant il avait demandé à voir le notaire en fort bon français et sans le moindre accent.
L’inconnu avait dit au notaire :
– Vous êtes chargé de vendre une maison qui se trouve sur la droite, à mi-côte, en retournant à Paris ?
– Oui, monsieur, avait répondu le notaire.
– À qui cette maison appartient-elle ?
– À des gens de province qui ont hérité récemment. Une vieille dame y est morte l’année dernière.
L’inconnu n’avait pas sourcillé.
Il n’avait même pas demandé le nom de la vieille dame. Il avait accédé sans débats au prix d’acquisition.
La maison était toute meublée.
Comme elle n’était grevée d’aucune hypothèque, l’inconnu tira de sa poche un portefeuille gonflé de billets de banque et paya sur-le-champ, disant qu’il désirait entrer en jouissance immédiate.
Le lendemain, en effet, les gens de Villeneuve virent arriver un vieux domestique et une servante entre deux âges qui prirent possession de la maison, ouvrirent portes et fenêtres, lavèrent, nettoyèrent les appartements, ratissèrent les allées du jardin et s’installèrent ensuite dans le petit pavillon qui se trouvait au fond du parc.
Quelques jours s’écoulèrent.
On est curieux à Villeneuve, presque autant que dans une ville de la vraie province.
Les domestiques avaient une tournure étrangère.
Ils s’exprimaient parfaitement en français, mais entre eux ils parlaient une autre langue que personne ne comprenait à Villeneuve.
On les avait questionnés vainement chez le boucher et l’épicier.
Personne n’avait pu savoir le nom de leur maître, ni de quel pays ils venaient.
Le notaire *** lui-même avait gardé un silence prudent sur le nom, les titres et les qualités de son nouveau client.
Au bout de huit jours l’étranger arriva.
Mais il n’était pas seul, une jeune dame l’accompagnait.
Ils traversèrent Villeneuve au grand trot de deux mecklembourgeois qui traînaient une voiture de voyage.
On n’eut pas le temps de les voir.
À peine put-on soupçonner que l’homme était vieux et la femme jeune.
Cette dernière était toute vêtue de noir.
Des semaines entières, puis de longs mois s’écoulèrent avant qu’on ne les revît.
Cependant ils habitaient la maison.
Bien souvent les bourgeois de Villeneuve s’en étaient allés rôder autour du parc, mais inutilement.
Cette maison avait l’air d’un tombeau.
Seuls, les domestiques sortaient, venaient faire leurs provisions au village et ne parlaient à personne.
Marmouset, le petit bandit que les Ravageurs avaient envoyé en éclaireur, était donc plus heureux que les gens de Villeneuve, puisque, grimpé sur un arbre, il avait vu du même coup le vieux monsieur et la jeune dame, ensemble d’abord, et paraissant se quereller.
Et c’est à cette scène, que Marmouset devinait plutôt qu’il ne l’entendait, que nous allons assister.
La jeune dame était assise dans une bergère, au coin du feu.
Une seule lampe, placée sur la cheminée, éclairait la pièce qui était une chambre à coucher.
Mais ses rayons tombaient verticalement sur la jeune femme et permettaient de remarquer sa beauté pâle, fiévreuse, maladive.
Grande, amaigrie par quelque mystérieuse souffrance, elle avait des mains blanches et transparentes comme de la cire, de grands yeux noirs bordés d’un cercle de bistre et des lèvres pâles au coin desquelles la douleur avait creusé son pli.
Peut-être n’avait-elle que vingt ans, peut-être en avait-elle trente.
Le type de sa physionomie rappelait les races orientales du Nord, telles que la race caucasienne ou la race slave.
– Voici bien longtemps déjà que nous sommes ici, mon père, poursuivit-elle, bien longtemps que vous m’avez arrachée, une nuit, à l’aide d’un narcotique, à mon enfant qui venait de naître, comme vous m’aviez arrachée déjà à l’homme qui était mon époux devant Dieu. Mon père, ne mettrez-vous point un terme à mon martyre ?…
Le vieillard se taisait toujours.
– Ne me rendrez-vous pas mon enfant ? supplia la jeune femme.
– C’est l’enfant du crime.
– Oh ! fit-elle.
Et soudain ses joues s’empourprèrent après avoir pâli, un éclair s’alluma dans ses yeux.
Et, se dressant tout d’une pièce, elle eut un geste de colère, elle prit l’attitude qu’ont tout à coup ceux qui, longtemps courbés sous une volonté de fer, se révoltent enfin.
Et elle vint se placer devant le vieillard, stupéfait d’une pareille audace.
– Je veux savoir, dit-elle…
– Savoir quoi ? fit-il d’une voix glacée.
– Savoir ce qu’est devenu Constantin.
– Il est en Russie et n’a pas quitté son régiment.
Mais la jeune femme ne crut point à cette réponse.
– Oh ! dit-elle, vous mentez !
Tout en elle annonçait une douleur morne et profonde, un affaissement physique et moral qui semblait tenir du désespoir.
L’homme, au contraire, le vieux, comme disait Marmouset, formait avec cette femme un contraste étrange.
C’était un homme assez robuste, en dépit d’une forêt de cheveux blancs et d’un collier de barbe grise, mais qui pouvait bien avoir dépassé la soixantaine.
Coiffé de ce bonnet d’astrakan qui avait révolutionné les gens de Villeneuve, la polonaise à brandebourgs militairement boutonnée, il allait et venait par la chambre, les mains croisées derrière le dos, le regard farouche, le pas inégal et brusque.
La jeune femme disait :
– Mon père, ne mettrez-vous pas un terme à mes longues souffrances ?… ne me rendrez-vous pas mon enfant ?
Le vieillard haussait les épaules et ne répondait pas.
– Mon père, reprit-elle en joignant les mains, serez-vous donc sans pitié ? et les haines de famille, ces vieilles haines ridicules en notre siècle, vous aveugleront-elles à ce point ?
Le vieillard continua sa promenade.
– Ma fille !
– Je ne suis plus votre fille. Je suis votre victime et vous êtes mon bourreau.
– Prenez garde !
Mais elle, toujours révoltée, s’écria :
– Où est Constantin ?
– Vous ne le saurez pas.
– Qu’avez-vous fait de mon enfant ?
– Il est mort.
– Oh ! vous mentez encore, dit-elle.
Le vieillard haussa de nouveau les épaules.
– Vous avez mal aux nerfs, dit-il. Vous ferez bien de prendre une infusion de thé et de vous mettre au lit.
Et il s’en alla, tirant violemment la porte après lui.
Quelques minutes s’écoulèrent.
La jeune femme s’était laissé retomber sur la bergère, et elle fondait en larmes, se tordant les mains de désespoir.
La porte se rouvrit. Mais ce ne fut pas le vieillard qui entra.
Ce fut un homme d’environ quarante ans, de mine louche et presque sinistre.
C’était un des mystérieux domestiques amenés par les hôtes mystérieux de la villa.
Il apportait du thé sur un plateau.
La jeune femme le regarda, et soudain un éclair illumina son cerveau, et elle murmura :
– Oh ! il faudra bien qu’il parle, celui-là !