VIII

Le valet posa le plateau sur un guéridon devant la jeune femme.

Mais comme il allait se retirer, elle lui ordonna de rester, d’un geste mystérieux.

Par les quelques mots que nous avons vu échanger entre la jeune femme et le vieillard, il a été facile de comprendre qu’ils étaient étrangers et appartenaient soit à l’aristocratie russe, soit à l’aristocratie polonaise.

Le valet s’était arrêté au milieu de la chambre, avec cette docilité servile des paysans du Nord qui n’ont jamais songé à discuter un ordre reçu, tant ils sont pliés sous le knout, de génération en génération.

Il était là, muet, attentif et comme tremblant.

– Nicheld, lui dit la jeune femme, ouvre ce bahut.

Et elle lui désignait un meuble qui se trouvait entre les deux croisées.

Nicheld obéit.

– Ne vois-tu pas une boîte oblique en cuir rouge sur la première tablette ? continua-t-elle.

– Oui, maîtresse.

– Donne-la moi.

Tout en parlant, elle s’était levée et était allée se placer devant la porte.

Le valet lui apporta là boîte.

– Attends, dit-elle, en la prenant et en la posant sur un guéridon.

Cette boîte, qui pouvait avoir un demi-pied de longueur, était en maroquin rouge.

Un nom était écrit dessus :

Nadéïa.

La jeune femme l’ouvrit, et le valet vit avec quelque étonnement apparaître la crosse en ivoire de deux mignons pistolets, comme presque toutes les grandes dames du Nord en ont en voyage, lorsqu’elles traversent en traîneau et presque sans escorte les immenses solitudes des steppes.

Accoutumé à l’obéissance passive, celui qu’elle avait appelé Nicheld demeurait debout devant Nadéïa et semblait demander ce qu’elle allait faire.

Nadéïa prit un des pistolets et l’arma.

Puis dirigeant le canon sur Nicheld, elle lui dit :

– Si tu pousses un cri, si tu appelles au secours, tu es mort.

Nicheld frissonna, mais il se tut.

Le paysan russe, le moujik comme on dit, sait bien que sa vie est peu de chose et que son seigneur peut toujours en disposer.

Or, Nicheld était né sur les terres du père de Nadéïa, et il savait que Nadéïa était la maîtresse.

Seulement il se mit en garde et prit une attitude suppliante.

Nadéïa lui dit :

– Mon père est monté dans sa chambre ; avant que tes cris soient arrivés jusqu’à lui, avant que ses pas aient retenti dans le corridor, avant qu’il ait même eu la pensée de te porter secours, ma balle t’aura frappé au cœur.

– Que voulez-vous donc de moi, maîtresse ? demanda le moujik d’une voix affolée de terreur.

– Je veux savoir.

Il se prit à trembler plus fort.

– Maîtresse, dit-il, si je parle, le général me tuera.

– Et si tu ne parles pas, je te tue à l’instant.

– Grâce ! maîtresse, grâce ! balbutia le moujik.

Nadéïa continua :

– Tu étais au service de mon père, à Varsovie. Tu sais ce qui s’est passé…

– Je vous jure, maîtresse…

– Ne jure pas, tu ferais un faux serment.

En même temps, Nadéïa regarda la pendule qui se trouvait sur la cheminée.

– Écoute-moi bien, dit-elle.

Et dans son geste, dans son regard, dans toute son attitude, il y avait quelque chose de si fatalement désespéré, que le moujik Nichdel comprit qu’il n’avait aucune miséricorde à attendre d’elle, s’il essayait de la tromper.

– Maîtresse, dit-il, si je parle, vous ne me tuerez pas ?…

– Non.

– Mais il me tuera, lui.

– Je te protégerai.

– Vous, maîtresse ?

– Oui, dit la jeune femme, car, à moins que mon père ne me tue sur l’heure, j’aurai bien le temps de me placer sous la protection française.

Nous sommes en France, vois-tu, poursuivit-elle, et en France, le bon plaisir d’un grand seigneur russe ou polonais ne peut plus rien.

Le moujik écoutait, comme si une langue inconnue eût résonné pour la première fois à son oreille.

Nadéïa continua.

– Tu étais au service de mon père, tu sais ce qui est arrivé… parle… je te donne deux minutes pour réfléchir : si tu te tais, je fais feu.

Le moujik hésita une seconde encore.

Puis il dit d’une voix sourde :

– Mourir pour mourir, j’aime autant dire ce qui est juste… et ce qui est la vérité… et confondre les traîtres.

– De qui donc parles-tu ? demanda Nadéïa avec un léger frissonnement dans la voix.

– De… votre… père… balbutia-t-il.

– Parle ! fit-elle.

Et pâle, les narines dilatées, l’œil en feu, Nadéïa attendit :

– Maîtresse, dit le moujik, votre père le général Komistroï a trahi la Pologne.

À ces mots, Nadéïa fit un pas en arrière et jeta un cri.

Un cri d’étonnement, de stupeur.

On eût dit que la foudre du ciel tombait sur elle.

– Oh !… dit-elle… ce n’est pas… possible… ce n’est pas vrai… tu mens !

– Tuez-moi alors, dit le moujik avec calme.

– Mais parle donc, misérable ! dit-elle.

Et elle fit un pas vers lui, son pistolet braqué, et prête à faire feu.

Le moujik avait retrouvé son calme :

– Maîtresse, dit-il, j’ai avoué la vérité, le général Komistroï, votre père, a trahi la Pologne.

Nadéïa sentait ses cheveux se hérisser, tant cette accusation inattendue lui paraissait foudroyante.

– Mais, s’écria-t-elle, cela ne peut être, cela est impossible !

– Cela est, dit Nicheld.

– Ah ! fit-elle, qu’a-t-il donc au fond de l’âme, cet homme que j’appelle mon père, puisqu’il m’a séparée de Constantin, le soldat du czar, ne voulant pas, disait-il, que la fille d’un Polonais fidèle, épousât un serviteur de l’oppresseur ?

Un sourire passa sur les lèvres de Nicheld.

Ce sourire était si plein de mépris à l’adresse de celui que Nicheld appelait le général Komistroï, que Nadéïa comprit bien que cet homme disait la vérité.

– Oh ! maîtresse, reprit-il, il faudrait bien des heures pour vous tout dire.

– Sur qui ?

– Sur votre père.

– J’ai de la patience, dit Nadéïa, je t’écouterai ; mais d’abord où est Constantin ? Mon père dit qu’il n’a pas quitté son régiment.

– Votre père ment.

– Ah !

Et Nadéïa regardait cet homme, aussi tremblante que le coupable qui regarde le juge prêt à prononcer son arrêt de mort.

– Le lieutenant Constantin, dit Nicheld, a été arrêté un soir à Varsovie, sous l’accusation de complicité avec les insurgés.

– Est-ce possible, grand Dieu ?

– Des lettres compromettantes placées dans un portefeuille ont été trouvées chez lui.

– Ciel ! dit Nadéïa, il a été condamné !…

– Et déporté en Sibérie.

Nadéïa couvrit son front de ses deux mains, laissant retomber le pistolet sur la table.

Mais Nicheld était disposé à parler.

– Quant à votre enfant, reprit-il, si votre père dit qu’il est mort, il ment !

Nadéïa jeta un cri…

Un cri si puissant, si inattendu, qu’un bruit se fit au dehors…

C’était le vieillard qui accourait.

Nadéïa se précipita sur la lampe et l’éteignit.

En même temps, elle poussa le verrou de la porte.

– Ne bougeons pas, maîtresse, murmura Nicheld, ou nous sommes perdus !

Share on Twitter Share on Facebook