XIV

Tout en revenant au cabaret de l’Arlequin tenu par la mère Camarde, nous avons été obligés de suivre le Pâtissier qui s’en allait la rage au cœur et altéré de vengeance.

Quarante-huit heures s’étaient écoulées depuis son départ.

Le bruit de la présence du fameux Rocambole à l’Arlequin s’était répandu dans ce monde ténébreux des Ravageurs, comme une traînée de poudre.

Rocambole était malade, blessé, forcé de garder le lit, – mais ce ne serait pas long ; bientôt l’homme-légende serait sur pied, et la piraterie de la Seine se réjouissait d’avoir bientôt un pareil chef.

Jamais roi de l’ancienne Perse, jamais monarque indou, jamais vieux de la montagne, n’eut une pareille garde d’honneur.

Du haut de ce grenier où il était couché, Rocambole régnait déjà en maître.

Jean-le-bourreau et la Mort-des-braves étaient ses lieutenants, et on leur obéissait en attendant d’obéir à Rocambole.

Marmouset, l’enfant plein de zèle qui méprisait déjà la Centrale et parlait avec admiration de Toulon et de Cayenne, avait hâte de faire ses premières armes sous un pareil chef.

La Pie-borgne, cette belle fille à l’œil sans pudeur, disait hautement :

– Il n’a qu’à dire un mot, jamais il n’aura eu une largue comme moi.

Cependant Rocambole agissait avec son nouveau peuple comme ces rois de Perse dont nous parlions tout à l’heure.

Il demeurait invisible.

La Mort-des-braves, Jean-le-bourreau et la Camarde avaient seuls le privilège de monter au premier étage du cabaret et d’approcher le Maître.

Et c’était en bas une anxiété étrange, toutes les fois que l’un d’eux redescendait.

Comment allait-il ?

Telle était la question qui volait de bouche en bouche.

Ces hommes grossiers, en révolte avec la société, et qui, d’ordinaire, remplissaient du bruit de leur brutale orgie le cabaret de l’Arlequin, faisaient silence à présent, marchaient sur la pointe du pied, causaient à voix basse, et ne souhaitaient qu’une chose, – le prompt rétablissement de Rocambole.

Beaucoup d’entre eux, qui ne se trouvaient pas à l’Arlequin, la nuit où on l’avait rapporté évanoui, ne le connaissaient pas.

Et c’étaient des questions sans fin.

Comment était-il ? jeune, vieux, joli garçon ?

La Pie-borgne disait qu’il était beau comme le jour.

– C’est pour ça qu’il ne sera pas pour ton bec, lui répondait aigrement la Camarde, qui, elle aussi, avait son idée.

La Mort-des-braves apaisait la querelle et leur affirmait que Rocambole avait le cœur vaste, et que deux femmes y pouvaient tenir à l’aise.

Le surlendemain du départ du Pâtissier, deux Ravageurs qu’on n’avait pas vus depuis longtemps arrivèrent.

On les mit au courant de la situation ; mais ils ne parurent point partager l’enthousiasme général.

Ils froncèrent même le sourcil.

– Vous êtes libres de faire ce que vous voudrez, dit l’un d’eux, qui s’appelait le Chanoine.

Ce nom lui venait de ce qu’il avait été condamné à mort, puis commué et qu’enfin il s’était évadé du bagne.

C’était une sorte d’hercule qui brisait une pièce de cent sous entre ses doigts.

– Vous pouvez faire ce que vous voudrez, reprit-il, mais j’ai idée que vous regretterez le Pâtissier.

– Un feignant ! dit la Camarde.

– Un propre à rien, ajouta la Pie-borgne.

Le Chanoine et son compagnon échangèrent un regard. Ce regard était si plein d’ironie, que la Mort-des-braves en fut choqué et s’écria :

– Si tu as quelque chose contre Rocambole, il faut le dire.

– Moi ? rien… ricana le Chanoine.

– Alors, tais-toi et rentre ton chiffon rouge.

– Et même que si c’est comme ça, poursuivit le Chanoine toujours ironique, nous nous en allons, le camarade et moi.

– Pourquoi donc ça ? fit la Camarde.

– Mais parce que je ne suis pas en train, ni lui non plus, de régler mes vieux comptes avec la rousse.

– La rousse ne vient pas ici, dit la Camarde avec dignité.

– Elle y viendra, la petite mère, soyez tranquille ! dit le Chanoine avec un air mystérieux.

À ces mots tous tressaillirent.

Mais la Mort-des-braves qui, lui aussi, était d’une force herculéenne, s’avança menaçant vers le Chanoine :

– Est-ce que tu voudrais nous faire croire, dit-il, que Rocambole est de la police ?

– Je ne dis rien, ricana le bandit.

– Moi non plus, fit son compagnon avec le même accent d’ironie.

– Tonnerre ! s’écria la Mort-des-braves, je n’aime pas qu’on parle à demi-mots.

– Il vous faut des explications, paraît-il, dit une voix railleuse au seuil du cabaret.

Tous les regards se portèrent vers la porte que venait d’entr’ouvrir une femme qui portait une petite fille sur ses épaules.

– Tiens, dit la Camarde, c’est la Chivotte !

La Chivotte entra et posa l’enfant à terre.

– Tu es donc mère de famille à présent ? lui dit la Mort-des-braves.

– C’est possible. Est-ce que ça ne donne pas envie de se marier, fit-elle avec son rire cynique.

– Veux-tu m’épouser ? dit la Mort-des-braves.

– Non, ta fiancée t’attend, dit la Chivotte.

– Je n’ai pas de fiancée.

– Bah ! répliqua effrontément la Chivotte, Rocambole te ménage un joli mariage, mon garçon ; il te mariera avec la veuve avant trois mois.

Ces mots firent courir un frisson dans le cabaret.

Épouser la veuve, c’est être guillotiné.

– Tonnerre ! exclama la Mort-des-braves.

– Tu es folle ! murmura la Camarde.

– Je ne suis pas folle et je viens vous sauver tous, répondit la Chivotte avec un accent si convaincu et si ferme, que tous tressaillirent. Rocambole a fait sa soumission au dab de la Cigogne, Rocambole est de la rousse.

– Tu mens ! s’écria la Mort-des-braves.

– Foi de voleuse, c’est la vérité.

Ce fut alors un tumulte épouvantable succédant aux chuchotements et aux demi-paroles.

La Chivotte éleva la voix de façon que tout le monde l’entendit.

Elle accusa hautement Rocambole de trahison.

Elle raconta ce qui s’était passé à Saint-Lazare ; elle parla de Timoléon ; elle appuya chaque assertion d’une preuve ; elle fut d’une éloquence sauvage qui finit par entraîner l’auditoire.

La Mort-des-braves lui-même se sentit ébranlé dans ses convictions.

Un seul homme aurait pu protester et défendre énergiquement Rocambole : Jean-le-bourreau.

Mais Jean était absent, – le Maître l’avait envoyé à Paris.

Et tandis que le tumulte arrivait à son comble, un homme entra.

C’était le Pâtissier.

Et l’on cria : vive le Pâtissier !… mort à Rocambole !…

– Il faut le jeter à l’eau ! disait le Chanoine.

– Non, répondait la Chivotte, je préfère l’étrangler et lui enfoncer mes ongles dans le cou.

– Si nous lui coupions le cou ? observa l’un des Ravageurs.

La Mort-des-braves se taisait. Il était près de la désertion.

– Mort à Rocambole ! répétait la foule.

Le Pâtissier triomphait.

Déjà on se ruait vers la porte du grenier, déjà on s’apprêtait à suivre le Pâtissier et à monter pour mettre en pièces celui qui servait la police, lorsque cette porte s’ouvrit.

Un homme, pâle encore, chancelant, mais les yeux pleins d’éclairs, apparut alors sur la dernière marche de l’escalier.

Et à sa vue, ces forcenés reculèrent…

C’était Rocambole !…

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