XV

Si jamais Rocambole avait eu besoin de cet étrange pouvoir de fascination que lui avait donné la nature, c’était à coup sûr, en ce moment.

Il y avait bien une trentaine d’hommes dans le cabaret, et quels hommes !

Les uns sortaient des maisons centrales de Poissy et de Melun, les autres étaient allés au bagne.

D’autres, les plus dangereux peut-être, non moins féroces, non moins habiles, avaient pu se soustraire jusque-là à l’action vengeresse de la police.

Le Pâtissier avait eu sur tous un grand ascendant.

S’il l’avait, un moment, perdu, il le reconquérait tout à coup et d’une façon si victorieuse, si éclatante, que bien certainement l’obéissance qu’on avait eue pour lui allait se changer en fanatisme.

Rocambole comprit ou plutôt devina tout cela.

Il était à demi-vêtu, sans armes, sa chemise ouverte, sa tête aristocratique rejetée en arrière, par un mouvement suprême de fierté et de nonchalance.

Un moment muet, calme, les bras croisés sur la poitrine, affrontant l’orage avec son impassibilité, il regarda ces hommes en masse, d’un seul regard d’où jaillissaient par milliers ces étincelles électriques qui lui gagnaient les cœurs les plus rebelles et les plus endurcis.

Et les vociférations dégénérèrent subitement en murmures, et les murmures s’apaisèrent.

Ce regard pesait sur les bandits, comme une menace inconnue et terrible.

Le Pâtissier lui-même avait pâli.

Rocambole descendit alors la dernière marche de l’escalier puis il alla droit au Pâtissier.

Le Pâtissier recula.

– Est-ce toi, dit-il, qui as prétendu que j’étais un mouchard ?

L’accent de mépris avec lequel il prononça ce dernier mot fut tellement accusé qu’il fit tressaillir tous les bandits.

Évidemment, un homme qui appartient à la police secrète n’en parle pas avec un tel dédain.

La Mort-des-braves en fut frappé et il s’arrêta dans sa défection.

– Oui, je le dis, balbutia le Pâtissier d’une voix mal assurée.

– Tu en as menti ! dit Rocambole.

Le Pâtissier serra les poings.

Mais la Mort-des-braves se jeta au-devant de lui en s’écriant :

– Si tu touches à Rocambole, je t’éventre.

Et l’on vit luire un couteau dans sa main.

L’un des deux bandits qui avait précédé la Chivotte et le Pâtissier dans le cabaret, ce colosse aux formes herculéennes qui se nommait le Chanoine voyant cela, vint se placer devant l’ancien chef de bande, comme la Mort-des-braves s’était placé devant Rocambole.

– Approche un peu, dit-il.

Il s’écoula alors une minute qui eut la durée d’un siècle, pendant laquelle un silence de mort régna.

Soudain les Ravageurs se trouvèrent divisés en deux camps, l’un qui croyait à Rocambole, l’autre qui se rangeait sous le drapeau du Pâtissier.

Et les deux camps se mesurèrent du regard et une collision était imminente, quand Rocambole les arrêta d’un geste tellement dominateur, tellement impérieux, qu’une seconde fois il se trouva maître de la situation.

– Mes amis, dit-il, je ne veux pas être le sujet d’une querelle : les gens comme vous doivent rester unis, la pègre ne doit pas être divisée.

Un murmure flatteur accueillit ces paroles.

Seule, la Chivotte protesta par un murmure et par un geste !

Rocambole fit un pas vers elle et lui posa la main sur l’épaule :

– Mais dis-leur donc, fit-il en la regardant dans le blanc des yeux, dis-leur donc que si quelqu’un a été dans la police, c’est toi, attendu que tu étais dans la bande à Timoléon.

La Chivotte eut peur ; le regard de Rocambole la brûlait.

– Grâce ! balbutia-t-elle.

Rocambole poursuivit avec l’accent du triomphe :

– Écoute-moi encore, écoutez-moi tous. Je ne veux pas être condamné sans qu’on m’entende. Je veux être jugé ! écoutez-moi !

– Vive Rocambole ! crièrent ses partisans.

Ceux qui tenaient pour le Pâtissier ne firent plus entendre que de sourds murmures.

– Je ne sais pas ce que cette femme vous a dit, reprit Rocambole, mais si vous voulez savoir mon histoire, la voici :

J’étais au bagne. J’avais un compagnon de chaîne appelé Milon ; c’était un pauvre domestique qui s’était dévoué à deux orphelines.

On avait volé aux enfants leur nom, leur fortune ; et ceux qui avaient fait le coup n’étaient pas de pauvres diables d’escarpes comme nous, – c’étaient des gens de la haute, comme on dit.

Ils avaient tout à leur service, l’argent, la considération, la force.

J’ai filé du bagne avec Milon et je lui ai dit :

« Nous allons rétablir un peu l’ordre de ce côté-là. »

Les partisans de Rocambole applaudirent de nouveau.

Ceux du Pâtissier se turent.

Alors Rocambole redevint ce conteur brillant et rapide qui jadis avait tourné la tête à mademoiselle de Sallandrera, et sous le nom de marquis de Chamery avait fait l’admiration des salons les plus aristocratiques.

Entremêlant à peine son récit de quelques mots d’argot, il esquissa à grands traits à ces hommes, muets et interdits, en moins d’une heure et l’histoire d’Antoinette et celle de Madeleine.

Il promena son auditoire ébahi et fasciné de la prison de Saint-Lazare aux steppes de la Russie, il fit aimer les orphelins, il fit haïr M. de Morlux, il intéressa au chevaleresque Agénor, il passionna ces bandits grossiers pour Vanda et la belle Marton.

Ce fut un enthousiasme tenant du délire. Quand il eut fini, la cause du Pâtissier était perdue et le Chanoine lui-même vint lui tendre la main en lui disant :

– Maître, pardonnez-nous.

– Je vous pardonne, dit Rocambole, mais je ne veux plus être votre chef.

Ils poussèrent un cri de douloureux étonnement.

– Je ne veux être le chef que de gens qui aient en moi une confiance aveugle, illimitée, sans bornes, dit-il encore.

– Nous l’aurons ! s’écrièrent-ils tous d’une voix.

– Voulez-vous que nous jetions le Pâtissier à l’eau ? dit le Chanoine.

– Non, dit Rocambole, mais si je deviens votre chef, je ne veux pas de lui.

– À la porte, le Pâtissier ! à la porte ! cria-t-on.

Mais déjà le Pâtissier n’était plus là. Il avait fendu la foule et s’était dirigé vers le seuil.

Les huées des Ravageurs le suivirent.

Alors la Chivotte s’approcha de Rocambole :

– Et moi, dit-elle, est-ce que vous me chassez aussi ?

– Toi, dit Rocambole, tu vas nous dire d’où vient cette enfant.

Et il prit la petite fille dans ses bras, et la petite fille, un moment épouvantée, se reprit à sourire et passa ses mains blanches sur le visage de Rocambole.

Les Ravageurs battaient des mains.

Essayer de mentir à Rocambole eût été folie. La Chivotte avoua tout.

– C’est bien, dit-il, reste avec nous ; car il faut que quelqu’un prenne soin de cet enfant. Je l’adopte !… et malheur à qui y touchera !…

– Vive Rocambole ! répétèrent les Ravageurs.

Il leur dit encore :

– Mes enfants, on a parlé, ces jours-ci, d’une expédition.

– Oui, dit la Mort-des-braves.

– Eh bien ! ce sera pour dans trois jours. Maintenant, tenez-vous tranquilles d’ici là.

Et comme le jour n’était pas loin, il leur ordonna de quitter le cabaret, pour ne point donner l’éveil à la police.

– C’est égal, dit cette belle fille qu’on appelait la Pie-borgne, en lui sautant au cou, vous êtes un fier homme, maître !

La Camarde entendit ces mots et le bruit d’un baiser.

– Nous réglerons notre compte plus tard, murmura-t-elle.

Rocambole se disait :

– Voici un premier danger conjuré ; maintenant comment sauver les gens de Villeneuve-St-Georges.

Et il regagna son lit, tout pensif.

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