La chose n’était pas douteuse pour Noël.
Sir George Stowe, qui ne s’était ainsi travesti que pour retrouver Osmanca dans le Wapping, retournait dans Haymarket changer de costume.
En effet, à vingt pas de la maison à un seul étage où, deux heures auparavant, sir George Stowe était entré, le cab s’arrêta.
Noël demeura en dessous.
Sir George Stowe paya le cocher, descendit et se dirigea vers la maison.
Noël le vit tirer une clé de sa poche et entrer.
Alors, il lâcha l’essieu du cab qui se remettait en route et il se retrouva sur ses pieds juste au moment où la porte se refermait.
– Le maître, se dit alors Noël, m’a commandé de suivre cet homme jusqu’au jour.
La maison dans laquelle il vient d’entrer est peut-être la sienne, car, à Londres, tout le monde a sa maison.
Or, de deux choses l’une, ou il va ressortir, ou il rentrera tranquillement se coucher.
Dans le premier cas, je le suivrai.
Dans le second, je resterai ici jusqu’au jour. Puis je rejoindrai le maître chez Vanda.
Et Noël s’étant tenu ce raisonnement s’assit sur une borne en face de la maison.
Deux heures du matin sonnaient aux églises voisines et Noël attendait depuis un quart d’heure environ lorsqu’un coupé clarence à deux chevaux, dont les lanternes jetaient une vive clarté, vint s’arrêter devant la maison où était entré sir George Stowe.
En même temps, Noël entendit un vigoureux goddam prononcé de fort mauvaise humeur et suivi d’une phrase dont voici la traduction exacte :
– Quel chien de métier !
Un homme de mauvaise humeur est toujours abordable pour qui compatit à sa peine.
Noël s’approcha.
Les volets fermés du coupé annonçaient qu’il était vide, et c’était décidément le cocher qui avait ainsi manifesté son mécontentement.
– Vous paraissez dégoûté du métier, camarade ? lui dit Noël.
Le cocher, qui tenait en main deux superbes trotteurs, répondit :
– On serait dégoûté à moins.
– Le temps est dur, hasarda Noël.
– Et le brouillard froid, répondit le cocher.
Les gens de même profession se lient volontiers. La veste d’écurie de Noël donna à penser au cocher qu’il avait à faire à un véritable confrère.
Noël poursuivit :
– Est-ce que vous attendez vos maîtres ?
– J’attends un gentleman qui se rend chaque nuit à son club, joue des sommes énormes, et me fait attendre quelquefois douze heures de suite.
Cela peut plaire beaucoup à John Bounbarry, le loueur du Strand, au service de qui je suis, car le gentleman paye bien, mais moi j’aimerais mieux me mettre au lit avec un bon verre de grog et une tasse de thé bien chaud.
Noël reprit :
– Je suis sans ouvrage. Ne pourriez-vous pas m’en procurer ?
Le cocher le toisa et lui trouva bonne mine.
– Connais-tu le métier ? dit-il.
– Comme père et mère, répondit Noël.
– Où as-tu servi ?
Noël cita au hasard une demi-douzaine de noms de loueurs.
– Combien veux-tu pour prendre ma place cette nuit ?
– Serait-ce trop de trois shillings ? demanda timidement Noël.
– Va pour trois shillings.
Et le cocher ajouta d’un ton de satisfaction :
– Au moins je pourrai dormir tranquillement cinq ou six heures, car il est plus de huit heures quand le gentleman quitte son club. Donne-moi ta veste d’écurie et je te donnerai mon paletot.
– Mais, dit Noël, où vous retrouverai-je pour vous rendre la voiture et les chevaux ?
– Demain, un peu avant huit heures je te rejoindrai dans la cour du club.
Noël et le cocher changèrent alors de costume.
Puis Noël monta sur le siège et, à la manière dont il prit les rênes, le cocher comprit qu’il avait affaire à un homme qui connaissait les chevaux.
– Je demeure à trois pas d’ici, dit-il. Je vais me coucher. À demain matin…
– À demain, dit Noël.
Le cocher s’éloigna.
Un quart d’heure après, la porte de la petite maison s’ouvrit et sir George Stowe reparut.
Le gentleman avait fait peau neuve ; il était mis comme un dandy, portait de beaux gants beurre frais, un habit noir et une cravate blanche.
Le tout disparaissait à demi sous une ample pelisse garnie de fourrures d’un très grand prix.
Il monta dans le coupé sans même faire attention à Noël qu’il prit pour son cocher ordinaire :
– East-India ! dit-il.
Le club East-India, situé dans Saint-James square, est un des plus riches et des plus beaux de la capitale des trois royaumes.
Noël, qui savait Londres par cœur, prit le chemin le plus direct et entra dans la cour au grand trot, tournant devant le perron avec une précision merveilleuse.
Sir George Stowe mit pied à terre, gravit lestement les degrés du perron, entra dans le vestibule, jeta son manteau à un grand laquais galonné sur toutes les coutures ; puis il gagna un des salons de jeu où la partie paraissait fort animée.
Un gentleman qui tenait la banque s’écriait en ce moment :
– Je tiens mille guinées de plus : qui les veut ?
– Moi, dit sir George Stowe.
Et il tira son portefeuille et jeta une poignée de banknotes sur la table.
Un jeune homme s’approcha et lui dit :
– Vous avez tort, sir George.
Le nabab le regarda et reconnut en lui un des gentlemen qui avait assisté au combat du terrier et du petit chien de La Havane.
– Pourquoi ? demanda-t-il froidement.
– Parce que vous n’êtes pas en veine, depuis quelques jours.
– Vous croyez ?
– Témoin, ce soir…
– Bah ! dit sir George, vous allez voir que la veine va revenir.
– Ou la déveine continuer.
Le banquier battait les cartes.
Un des joueurs dit :
– Puisque sir George Stowe tient, je me retire.
– Pourquoi ? demanda encore l’Indien avec flegme.
– Parce que vous n’êtes pas en veine.
– Je tiens votre jeu, répondit sir George Stowe.
– Soit.
Le gentleman retira son enjeu et sir George Stowe jeta sur la table une nouvelle poignée de banknotes.
Le banquier tourna les cartes.
Sir George Stowe gagna.
Alors il se retourna vers le premier gentleman qui lui avait affirmé qu’il n’était pas en veine.
– Vous voyez bien que la fortune tourne.
Et il s’assit et continua à jouer.
Pendant toute la nuit, sir George Stowe joua et gagna.
Au point du jour, il avait devant lui un monceau de billets de banque.
Mais comme sept heures sonnaient, il se leva.
Les joueurs qui perdaient murmurèrent.
– Je suis désolé de vous quitter, dit sir George Stowe, mais j’ai un petit rendez-vous à Old Woodstock, ce matin. Il s’agit pour moi de tuer un Français.
– Le Français au petit chien ? demanda-t-on.
– Justement.
Et sir George Stowe empocha son argent.
Puis il quitta froidement la salle de jeu et gagna la cour du club, où son coupé attendait toujours.
– Diable ! pensa Noël en le voyant reparaître, et le cocher qui n’est pas revenu !
– Chez moi, dit sir George en montant en voiture.
Noël rendit la main à ses trotteurs et le coupé partit.
Noël pensait :
– Il a tout perdu… il va chercher de l’argent !
Mais quand, au bout de quelques minutes, le gentleman sir George Stowe, qui était rentré chez lui, ressortit, une petite boîte carrée d’une main, un paquet long enveloppé d’un fourreau de serge de l’autre, il fronça le sourcil.
– Oh ! oh ! pensa-t-il, s’agirait-il donc d’un duel ?
Noël ne se doutait pas que l’adversaire de sir George Stowe n’était autre que Rocambole.