Laissons Rocambole avec Gipsy la bohémienne, et retrouvons Noël, dit Cocorico.
Rocambole, on s’en souvient, avait donné à celui-ci pour mission de suivre sir George Stowe.
Ce dernier, après le départ de Gipsy et de Rocambole, n’avait pas tardé à quitter la taverne du Roi George.
Mais Noël était un vieux renard parisien qui savait mieux filer un homme que le suivre. C’est-à-dire que, prévoyant le prochain départ de sir George Stowe, il était sorti avant lui, se promettant de l’attendre dans la rue.
Noël parlait et comprenait fort bien l’anglais. Il avait même su se donner une tournure des plus britanniques, et on eût juré, en le voyant, que c’était un vrai palefrenier au service d’un habitué des courses d’Ascott et d’Epsom.
Comme il sortait de la taverne, un homme s’apprêtait à y entrer.
La mise de cet homme contrastait jusqu’à un certain point avec celle des gens qui fréquentent d’ordinaire le Wapping.
Il était fort proprement vêtu, comme un bourgeois aisé de Londres.
Mais sa figure bronzée, ses lèvres rouges, ses yeux noirs, ses oreilles garnies de larges anneaux et sa chemisette de couleur à mille raies, annonçaient un de ces Anglo-Indiens qui pullulent à Londres depuis que la marine de la Compagnie les incorpore en grand nombre.
Un vague souvenir assaillit l’esprit de Noël.
– J’ai déjà vu cette binette-là quelque part, se dit-il.
Et comme cet homme entrait dans la taverne, Noël y entra derrière lui.
L’Anglo-Indien hésita un moment sur le seuil, puis il alla s’asseoir à la table où se trouvait sir George Stowe.
Noël revint se placer auprès du comptoir et se pencha à l’oreille du tavernier.
Celui-ci qui, si on en croit les rapides regards échangés avec Rocambole, lui était tout dévoué, cligna de l’œil en signe d’intelligence.
Noël lui dit :
– Savez-vous l’indien ?
– Je parle toutes les langues, répondit Calcraff.
– Vous avez vu entrer cet homme ?
Et Noël désignait l’Anglo-Indien.
– Oui.
– Examinez-le attentivement.
Calcraff eut un nouveau clignement d’yeux :
– Je sais qui il vient chercher, dit-il.
– Et moi, dit Noël, voyant que Calcraff le comprenait à demi-mot, je voudrais bien savoir ce qu’ils vont se dire.
Comme pour justifier les prévisions de Noël, sir George Stowe avait quitté, en voyant l’Anglo-Indien, la table où il se trouvait, pour se placer à une autre qui se trouvait à la gauche du comptoir, tandis que celle qu’avait quittée Rocambole et où était encore Noël, se trouvait à droite.
L’Anglo-Indien vint s’asseoir vis-à-vis de sir George Stowe.
Puis il demanda une pinte de pale-ale.
L’Anglo-Indien but tout seul.
Sir George Stowe se contenta de fumer.
Alors tous deux se mirent à causer et toujours selon les prévisions de Noël, ce fut dans la langue indienne qu’ils entamèrent la conversation.
Calcraff le tavernier avait développé un numéro du Standard et paraissait lire avec une grande attention.
Jane et Betty allaient et venaient par la taverne, servant tout le monde, l’Irlandaise s’était remise à parler de Gipsy la bohémienne.
Les voleurs et le matelot vivaient en bonne intelligence, et la taverne, un moment troublée par le départ de Rocambole et de Gipsy, les nouveaux fiancés, avait repris sa physionomie habituelle.
Calcraff avait posé son journal de telle façon que sir George Stowe et l’Anglo-Indien ne pouvaient voir son visage et, par conséquent, le mouvement de ses lèvres.
Car, au fur et à mesure que ces derniers parlaient, Calcraff traduisait tout bas en français leurs paroles à Noël, qui avait mis ses pieds sur la table, appuyé sa tête contre le comptoir et fumait dans une longue pipe à tuyau de jonc, avec tout le recueillement d’un Chinois humant de l’opium.
Sir George Stowe, en s’asseyant, avait dit à l’Anglo-Indien :
– Eh bien ! Osmanca, te voilà de retour ?
– Oui, maître.
– Quand es-tu revenu ?
– Ce soir même par le dernier steam-boat qui remonte la Tamise à dix heures du soir.
– Eh bien ! est-ce fait ?
– Non, maître.
Les yeux de sir George Stowe étincelèrent comme des charbons ardents.
– Que dis-tu, malheureux ? fit-il.
– La vérité.
Et la figure d’Osmanca, car c’était lui, exprima une profonde douleur.
– Railles-tu, Osmanca ? reprit sir George Stowe d’un ton sévère.
– Lumière de l’Orient, répondit l’Anglo-Indien, je te jure que c’est la vérité pure.
– Tu ne les as donc pas découverts ?
– Au contraire.
– Eh bien !… alors ?…
Et le ton de sir George devint menaçant.
– Lumière, reprit Osmanca, le dieu de Sivah lutte contre Kâli.
À ces mots, sir George Stowe fit un mouvement sur son escabeau et pâlit légèrement.
Osmanca poursuivit :
– Les fils de Sivah sont en France.
– C’est impossible ! s’écria sir George Stowe, les fils de Sivah n’ont pas quitté l’Inde.
– Vous vous trompez, Lumière.
Lumière était le titre que Osmanca donnait à sir George Stowe.
– Mais enfin, dit ce dernier, que s’est-il passé ? où est Begsour’h ?
– Begsour’h, répondit Osmanca, était rentré chez le père de Nadéïa, comme domestique, sous le nom de John.
– Oui, je sais que c’est lui qui devait vous introduire dans la maison toi et Gurhi.
– Oui, Lumière.
– Eh bien ?
– Begsour’h fut exact au rendez-vous. Tout était prêt, nous nous acheminâmes, par une nuit sombre vers la maison qu’habitaient le général et sa fille.
Begsour’h était venu nous chercher à la station du railway.
Il nous conduisit par un chemin creux jusqu’à un certain endroit d’où l’on apercevait la maison.
Là il nous dit : Vous voyez cette lumière ? Quand elle s’éteindra, vous vous remettrez en route et vous entendrez un cri de chouette.
– Eh bien ! fit encore sir George Stowe qui trouvait un peu long le récit d’Osmanca.
– Nous nous étions couchés à plat ventre, Gurhi et moi, poursuivit Osmanca. Quand la lumière s’éteignit, lorsque le cri de chouette se fit entendre, nous nous remîmes en route.
Mais à peine avions-nous fait quelques pas, que je trébuchai. En même temps Gurhi jeta un cri.
En même temps aussi, plusieurs bras vigoureux me saisirent et m’enlacèrent, je fus terrassé, et une voix murmura à mon oreille, en indien :
« Si tu bouges, tu es mort ! »
– Mais Begsour’h ? demanda encore sir George Stowe.
– Étranglé.
– Et Gurhi ?
– Il nous a trahis.
– Et le général… et sa fille ?
– Sauvés par les fils de Sivah.
– Et toi ?
– Comme je refusais de parler et demandais à mourir, le chef des fils de Sivah m’a jeté dans un fleuve presque aussi grand que la Tamise et qu’on appelle la Seine, et me voilà ; car vous le savez, je suis bon nageur.
Sir George Stowe frappa son poing sur la table :
– Je condamne Gurhi comme traître, dit-il d’une voix solennelle, et j’appelle sur sa tête toutes les vengeances de Kâli.
Osmanca frissonnait sous le regard dominateur de cet homme auquel il donnait le titre pompeux de lumière de l’Orient.
Sir George Stowe ajouta :
– Quant à toi, si tu ne réussis pas à exécuter les ordres que je vais te donner, tu mourras.
Osmanca s’inclina et dit :
– Que faut-il faire ?
– Étrangler avant demain un homme assez hardi pour vouloir épouser Gipsy la bohémienne.
– Ce sera fait.
– Oui, si nous le voulons bien… murmura Noël à qui Calcraff achevait de traduire toute la conversation de sir George Stowe et de Osmanca.
Sir George Stowe jeta une couronne sur la table. Noël comprit qu’il allait sortir.
Et de nouveau, il gagna la porte sans bruit.
Puis il s’embusqua dans l’endroit le plus obscur de la rue.
Peu après, en effet, sir George Stowe sortit.
Noël se mit à le précéder, puis à le suivre, puis à le précéder encore, à travers cette fange humaine qui inonde la nuit-les rues du Wapping.
Sir George Stowe marchait rapidement.
Il arriva au pont de Londres et appela un cab.
Le cocher hésita, sur sa mise, à se mettre à ses ordres.
Mais sir George Stowe, qu’il prenait pour un matelot, lui cria :
– J’ai touché ma prime de rengagement. Je paye bien.
Le cocher s’arrêta et sir George Stowe monta dans le cab.
Noël s’était glissé sous la voiture, et cramponné à l’essieu, il se faisait traîner.