XLII

Mais, avant d’aller plus loin, il est nécessaire de rapporter une circonstance qui devait avoir une influence considérable sur la rencontre à l’épée de Rocambole et de sir George Stowe.

On se souvient qu’après avoir, quelques semaines auparavant, placé le vieux général polonais et sa fille Nadéïa sous la garde du Chanoine et de la Mort-des-braves, Rocambole avait repris le large en compagnie de Marmouset, tandis que les deux Indiens garottés gisaient au fond de la barque.

On se souvient encore que le Maître avait voulu, le poignard à la main, forcer Osmanca à lui faire des révélations, et que celui-ci avait répondu qu’il préférait mourir.

Son compagnon Gurhi, qui avait peur de la mort, avait, au contraire, annoncé qu’il parlerait.

Alors Rocambole, ainsi qu’Osmanca devait le raconter plus tard à sir George Stowe, Rocambole avait pris l’Indien dans ses bras et l’avait jeté à l’eau.

Puis, se penchant de nouveau sur Gurhi, il l’avait menacé de le tuer, s’il ne lui faisait des révélations complètes.

L’Indien, persuadé qu’il était tombé aux mains de la secte ennemie des Étrangleurs, connue sous le nom de fils de Sivah, avoua qu’il faisait partie des Étrangleurs de Londres, qu’ils obéissaient à un chef appelé sir George Stowe, et que lui-même était un de ces pauvres mutilés que les prêtres de la déesse Kâli condamnent à un éternel célibat.

L’eunuque fut très précis dans son récit ; il donna à Rocambole une foule de détails qui devaient lui servir à Londres.

Enfin, des révélations de Gurhi, il résulta pour Rocambole cette conviction : c’est que sir George Stowe, le chef des Étrangleurs, était un adorateur fanatique de la déesse Kâli, et que tout en vivant à Londres des revenus d’une immense fortune et comme un parfait gentleman, il avait sous ses ordres une armée mystérieuse d’Étrangleurs qui semaient la désolation et l’effroi dans la capitale du Royaume-Uni ; qu’enfin, sir George Stowe, qui se riait du banc de la reine, des cours prévôtales et de tous les tribunaux possibles, avait cependant grand’peur des fils de Sivah, lesquels, jusqu’à présent, n’avaient pas quitté l’Inde.

Ce fut un trait de lumière pour Rocambole.

Aussi avait-il amené Gurhi à Londres.

Gurhi, déguisé, habillé en femme, vivait caché dans la maison louée par Vanda.

Rocambole, pendant cette nuit féconde en aventures que nous venons de décrire, après avoir quitté Gipsy la Bohémienne, était rentré chez Vanda à trois heures du matin.

Gurhi dormait.

Rocambole l’avait éveillé.

L’Indien avait frissonné en voyant Rocambole armé d’un poignard.

– Écoute, lui dit le Maître, jusqu’à présent, tu m’as pris pour un fils de Sivah ?

– Oui, répondit Gurhi.

– Tu t’es trompé…

L’Indien demeura stupéfait.

Rocambole poursuivit :

– Je ne connais pas les fils de Sivah et j’ai des motifs particuliers et que tu n’as pas besoin de savoir, pour poursuivre les Étrangleurs. Mais, aussi vrai que tu es couché là, sans défense, et que j’ai un poignard à la main, je te jure que si tu ne me dis pas ce que j’ai intérêt à savoir, je t’envoie sur-le-champ dans le monde des âmes.

– Que voulez-vous donc savoir ? demanda Gurhi.

– Les fils de Sivah ont-ils une marque sur le corps ?

– Oui, quand on les affilie, on leur dessine sur la poitrine un serpent et un oiseau, avec une encre bleue qui est ineffaçable.

– Ce tatouage est-il bien présent à ton esprit ?

– Parfaitement.

– Saurais-tu l’exécuter ?

– Oui.

– Alors, dit Rocambole, mets-toi à l’œuvre.

Et il fit lever Gurhi, prit une petite fiole qui contenait de l’encre bleue ordinaire, un pinceau, et tendit le tout à l’Indien.

Puis il mit sa poitrine à nu et lui dit :

– Dépêche-toi, je suis pressé.

Le poignard de Rocambole était un stimulant.

L’Indien, du reste, savait tatouer, comme tous les gens de sa race.

Cependant, lorsqu’il eut nettement dessiné le serpent et l’oiseau, il dit :

– À présent, il faudrait, pour que cette marque ne s’effaçât jamais, piquer la poitrine avec une épingle et brûler dessus une pincée de poudre.

– C’est inutile, répondit Rocambole.

* *

*

Or donc, à quelques heures de là, Rocambole et sir George Stowe mettaient l’épée à la main.

Dès le premier engagement, sir George Stowe qui tenait merveilleusement l’épée, sentit qu’il avait affaire à un adversaire digne de lui.

Mais sa pâleur eut bientôt disparu, son émotion se calma, et le sentiment de la conservation domina chez lui toute autre préoccupation.

Rocambole, au contraire, paraissait vouloir se souvenir des galantes traditions françaises.

– Monsieur, dit-il à sir George Stowe, en parant un fameux coup droit que celui-ci lui avait porté, vous tirez fort bien, mais je connais votre jeu.

Et il le regardait si fixement, que sir George Stowe songea de nouveau à Gipsy et au matelot de la taverne duRoi George.

– Vous avez un peu d’agitation dans le bras, continua Rocambole, qui n’avait point encore attaqué, mais qui parait tous les coups avec une adresse merveilleuse. Peut-être avez-vous passé la nuit au jeu… Il n’en faut pas davantage pour enlever au poignet cette souplesse et cette précision dont on a si grand besoin.

Sir George Stowe se fendit à fond : mais son épée fila dans le vide.

– Prenez garde ! dit Rocambole, vous avez fait un faux pas. Si j’avais voulu, vous étiez un homme mort.

Et comme il disait cela, sa chemise s’ouvrit et sir George Stowe jeta un cri.

Il venait d’apercevoir sur la poitrine de Rocambole le serpent bleu et l’oiseau dessiné par Gurhi.

Et sir George Stowe, épouvanté, se découvrit et Rocambole lui administra un tout petit coup d’épée.

Deux gouttes de sang jaspèrent la chemise du gentleman.

Il poussa un cri de rage.

Mais alors Rocambole acheva son œuvre de stupéfaction.

Il adressa à sir George Stowe la parole en indien :

– Maintenant, dit-il, que tu vois qui je suis, tu sais bien que ce n’est pas ici que nous devons lutter.

Sir George Stowe était profondément ému.

Les témoins, voyant le sang couler, s’étaient interposés.

– L’honneur est satisfait, dirent-ils.

– Comme vous voudrez, répondit sir George Stowe, qui considérait toujours Rocambole avec épouvante.

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