Pénétrons maintenant dans l’intérieur de Vanda, à Londres.
À leur arrivée, Rocambole et Vanda étaient descendus à l’hôtel Dubourg.
Puis, le lendemain, ils s’étaient installés dans une petite maison qu’ils avaient louée tout entière, auprès de Saint-Paul.
C’était là que Vanda était chargée de veiller nuit et jour sur Gurhi.
L’Indien, saisi de terreur et croyant avoir affaire au chef de la secte ennemie, c’est-à-dire à un fils deSivah, avait fait toutes les révélations que lui avait demandées Rocambole.
Il avait désigné sir George Stowe comme le chef des Étrangleurs, et donné sur la vie de ce prétendu gentleman des renseignements précieux.
Rocambole avait dit à Vanda :
– Je lui ai promis la vie s’il me servait, et ce dont il a le plus peur au monde, maintenant, c’est de tomber aux mains des Étrangleurs.
Néanmoins, veille sur lui, et, sous aucun prétexte, ne le laisse sortir.
Rocambole savait qu’il pouvait compter sur Vanda.
Il était donc parti fort tranquillement après s’être fait tatouer sur la poitrine l’oiseau bleu et le serpent bleu, ne se doutant point de la réaction qui allait s’opérer dans l’esprit de Gurhi.
Cet homme, mutilé au nom d’une religion mystérieuse, croyait à cette religion tout entière.
Le dogme indou a donc deux principes, le bien et le mal, partant deux divinités : le dieu Sivah et la déesse Kâli.
Aux yeux des Indiens, les hommes sont des jouets aux mains de ces deux pouvoirs surnaturels qui, perpétuellement en lutte, remportent tour à tour la victoire.
Cet homme qui venait du fond de l’Inde avec une mission sanglante, et trouvait, à deux pas de Paris, des gens qui parlaient sa langue et le réduisaient tout à coup à l’impuissance, devait naturellement admettre que ces hommes étaient des serviteurs du dieu ennemi de la déesse qu’il servait.
Par conséquent Sivah était plus fort que Kâli.
Par conséquent encore, Gurhi, qui était logique, devait s’incliner.
Depuis trois semaines qu’il était au pouvoir de Rocambole, Gurhi cherchait à faire la paix avec le dieu Sivah et trahissait effrontément et sans remords la déesse Kâli.
Mais voilà que tout à coup Rocambole venait lui dire :
– Je ne connais ni le dieu Sivah, ni ses prêtres, ni ses disciples. Si je combats les Étrangleurs, c’est que j’ai des raisons particulières. Néanmoins, comme cela peut servir mes projets de passer pour un fils de Sivah, tu vas, si tu ne veux pas faire connaissance avec mon poignard et lui servir de gaine, dessiner sur ma poitrine le signe mystérieux que portent tes ennemis.
En présence de cette menace de mort, Gurhi s’était exécuté, mais le prestige de Rocambole s’était évanoui sur-le-champ.
Gurhi ne croyait plus à Rocambole.
Gurhi ne tremblait plus.
Et dès lors, le fanatisme de l’Indien pour sa terrible déesse revint, ardent, implacable, et il n’eut plus qu’un désir, – s’échapper ; un but – aller trouver sir George Stowe et lui tout dire.
Mais rien n’était moins facile que l’exécution de ce programme.
Gurhi était gardé à vue.
Et gardé à vue par une femme.
Or, Gurhi savait qu’une femme est bien plus difficile à tromper qu’un homme.
L’eunuque était non seulement étrangleur, – il était encore psylle, c’est-à-dire charmeur de serpents.
C’était même sa profession avouée à Madras, lorsque le comité des étrangleurs de l’Inde l’avait envoyé à Londres, en l’adressant à son correspondant, sir George Stowe.
Gurhi avait continué son métier à Londres.
Il avait emporté de Madras une caisse, remplie de vipères et de couleuvres, de toutes dimensions et de toutes couleurs.
C’était peut-être là tout ce qu’il aimait, après la déesse Kâli, bien entendu.
Quand sir George Stowe l’avait envoyé de Londres à Paris, avec Osmanca, pour étrangler le général et sa fille, Gurhi avait emporté ses couleuvres.
On l’avait même vu, tout un jour, sur la place du Châtelet, jongler avec elles, les enrouler autour de son bras et deson cou, au grand ébahissement de ce bon peuple de Paris, pour qui toute nouveauté est un prétexte à rassemblement.
Lorsque Rocambole s’était emparé de lui, il avait voulu savoir où Gurhi logeait.
L’eunuque avait indiqué un misérable hôtel dans la rue Saint-Antoine.
Rocambole l’y avait conduit.
L’Indien n’avait ni papiers, ni rien qui pût servir à Rocambole.
Ce dernier n’avait trouvé que la caisse à couleuvres, et il avait voulu jeter les reptiles à l’eau.
Mais Gurhi s’était mis à pleurer et Rocambole lui avait laissé sa caisse.
Depuis qu’il était de retour à Londres, et sous la surveillance de Vanda, Gurhi n’avait plus qu’un passe-temps : jouer avec ses vipères et ses couleuvres.
Du reste, comme on le pense bien, Rocambole avait eu soin de s’assurer qu’aucun de ces hideux reptiles n’appartenait aux espèces dites foudroyantes.
Les couleuvres et les vipères se promenaient donc en paix dans la chambre assignée à Gurhi pour prison ; les unes se réfugiaient dans sa poitrine, les autres déroulaient leurs anneaux tigrés sur la courtine de son lit.
Une seule avait une propriété stupéfiante, quoique non mortelle.
C’était une petite vipère jaune, tachetée de noir, dont la morsure, si légère qu’on la sentait à peine, avait le singulier privilège d’endormir profondément.
Gurhi s’en souvint.
Et dès lors, il plaça dans la vipère jaune tout l’espoir de sa liberté.
Chaque fois, lorsque Rocambole sortait pour aller à un mystérieux rendez-vous dans la cité de Londres ou dans le Wapping, Vanda se faisait dresser un lit dans la pièce qui précédait la chambre de Gurhi.
Or, comme cette chambre n’avait qu’une porte, il aurait fallu que Gurhi passât au pied du lit de Vanda pour sortir.
Vanda, cette nuit-là, ne s’était pas couchée, elle avait attendu Rocambole.
Lorsque ce dernier rentra, elle assista à l’expérience du tatouage.
Et quand Rocambole sortit, pour aller se battre avec sir George Stowe, le jour commençait à poindre.
Vanda se plaça dans un fauteuil, dans la chambre même de Gurhi, auprès de la porte, et dans une position telle que l’Indien, pour sortir, eût été forcé de passer sur son corps.
Mais Gurhi s’était glissé sous ses couvertures, avec la caisse à couleuvres, et il feignait de dormir.
Seulement, de temps à autre, il ouvrait un œil et cherchait à voir si Vanda dormait.
Vanda lutta un moment contre le sommeil ; puis la fatigue triompha.
Ses yeux se fermèrent ; mais sa main n’abandonna point le revolver avec lequel elle tenait Gurhi en respect nuit et jour.
Alors, passant la main sous les couvertures, le psylle frappa doucement plusieurs coups bizarrement espacés, sur la caisse à couleuvres.
Puis il en souleva un peu le couvercle.
La vipère jaune sortit et vint s’enrouler autour du bras de Gurhi.
Alors Gurhi étendit le bras dans la direction de Vanda endormie.
Puis il secoua la vipère qui déroula ses anneaux et alla tomber sur les genoux de Vanda.
Vanda dormait toujours, et la vipère se glissa dans les plis de sa robe.