Au coup de cloche, le valet étendu sur une banquette dans l’antichambre et qui ne s’était pas éveillé lorsque son maître était rentré, bien qu’il fût alors dix heures du matin, le valet, disons-nous, se leva tout d’une pièce et se précipita dans le jardin.
Attentif derrière les rideaux de la croisée, sir George Stowe, qui était vivement surexcité, fixait son regard sur la porte que le valet venait d’ouvrir.
Un homme entra.
Sir George Stowe étouffa un cri.
Il avait reconnu Gurhi.
C’est-à-dire le traître qui, au dire de Osmanca, avait livré aux fils de Sivah les secrets des Étrangleurs.
Alors une colère terrible domina le désespoir et la prostration de sir George Stowe.
Il prit sur la cheminée de sa chambre un revolver et il fut sur le point de casser la tête à Gurhi en tirant sur lui par la fenêtre.
Mais déjà Gurhi marchait d’un pas rapide vers la maison.
Et sir George vit briller une telle joie sur le visage du psylle qu’il remit le revolver à sa place et attendit.
Gurhi avait parlementé un moment avec le valet, qui ne l’avait jamais vu et ne voulait pas le laisser entrer, bien que l’absence de la lettre de miss Cécilia dans le plateau lui fût une preuve que sir George Stowe était de retour.
Mais Gurhi avait repoussé le valet avec l’autorité d’un homme qui n’a pas le temps de faire antichambre.
Si le valet n’avait jamais vu Gurhi, celui-ci cependant connaissait parfaitement la maison que sir George Stowe habitait et dans laquelle il était venu souvent la nuit.
Ainsi, repoussant le domestique, s’élança-t-il dans l’escalier qu’il monta quatre à quatre.
Puis il fit irruption comme une bombe dans la chambre de sir George Stowe.
L’Anglo-Indien était encore dans son costume mystique.
Gurhi se précipita à genoux et dit :
– Lumière, ma vie est à toi, mais avant d’en disposer, au nom de la déesse Kâli, que je n’ai point cessé de servir, écoute-moi.
– Poussière, répondit sir George Stowe, d’où viens-tu ?
– J’étais aux mains de tes ennemis.
– Les fils de Sivah ?
Gurhi se mit à rire tout à coup :
– Il n’y a pas de fils de Sivah à Londres, dit-il.
Cette réponse fit faire un pas en arrière à sir George Stowe.
– Écoute-moi, Lumière, écoute-moi jusqu’au bout, reprit Gurhi, et tu verras qu’Osmanca et moi nous avons été trompés.
– Tu m’as trahi, dit sir George Stowe.
– Ma vie payera ma trahison, répondit l’eunuque, dont les yeux brillaient de fanatique. Mais il faut que tu saches tout.
– Parle !
Et Gurhi, demeurant à genoux, raconta à sir George Stowe ce que ce dernier savait déjà par le récit d’Osmanca, c’est-à-dire comment l’expédition de Paris avait échoué, et comment, étant tous deux aux mains d’un homme qui paraissait exercer sur tout ce qui l’entourait une autorité suprême et parlait la langue indienne très purement, ils avaient cru avoir affaire au chef des fils de Sivah.
– Mais, dit sir George Stowe, cet homme dont tu parles, et que je reconnais maintenant, car c’est avec lui que je me suis battu…
– Ce n’est pas un fils de Sivah.
– Je te prouve le contraire.
Le sourire de Gurhi s’épanouit de nouveau.
Et comme sir George Stowe l’écoutait anxieux, Gurhi lui raconta ce qui s’était passé, le matin même, une heure avant la rencontre.
C’était lui, Gurhi, qui avait tatoué la poitrine de Rocambole et avait peint l’oiseau bleu et le serpent bleu.
Sir George Stowe écoutait avec une sorte de joie sauvage.
– Mais quel est donc cet homme ? s’écria-t-il.
– Je ne sais.
– Que nous veut-il ?
– Je l’ignore.
Un ricanement de bête fauve passa dans la gorge de l’Anglo-Indien.
– Ah ! dit-il, c’est un Français, un vrai Français ; et ce n’est pas du dieu Sivah qu’il tient sa mission ? Eh bien ! à nous deux, alors !
Puis il prit le revolver et l’appuya sur le front de Gurhi, toujours à genoux :
– Poussière, dit-il, à présent que tu as parlé, tu vas expier ta trahison. Prie les divinités secondaires qui obéissent à la grande déesse d’intercéder pour toi auprès d’elle, afin que ton âme n’erre pas éternellement dans les espaces infinis.
Mais Gurhi, impassible, répondit :
– Lumière, ma vie est à toi et tu peux me tuer, mais réfléchis avant de le faire.
– À quoi ?
– Je puis t’être utile dans la lutte que tu vas soutenir contre cet homme.
Sir George Stowe fut frappé sans doute de ce raisonnement, car il reposa le revolver sur la tablette de la cheminée.
Puis il dit brusquement :
– Ce que tu dis peut être vrai. Que sais-tu de cet homme ?
– Rien, si ce n’est son nom.
– Quel est-il ?
– Rocambole.
– Où est-il logé ?
– Dans une maison où je te conduirai.
– Comment as-tu pu lui échapper ?
– C’est une vipère jaune qui m’a servi.
– Cet homme vit-il seul ?
– Non, avec une femme blonde qui paraît lui obéir comme une esclave.
– C’est bien. Viens avec moi.
Et sir George Stowe poussa de nouveau la porte de la pagode en miniature, ajoutant :
– Je vais consulter mon père.
Le valet de chambre de sir George Stowe, étant Anglais et chrétien, ne pouvait pas pénétrer dans la pagode.
Sir George Stowe, si pareille chose fût arrivée, eût considéré ce lieu saint comme à jamais souillé.
Mais Gurhi, en sa qualité d’affilié aux mystères des Étrangleurs, pouvait en franchir le seuil.
Sir George Stowe entra.
Gurhi le suivit.
L’Anglo-Indien s’approcha du bassin et jeta un cri de joie…
Le petit poisson rouge nageait majestueusement et frétillait de la queue.
Ce fut pour sir George Stowe un pronostic favorable.
Évidemment, l’âme d’Osmani le saint était ravie de la tournure que prenaient les choses.
Gurhi s’était dévotement agenouillé et priait.
Sir George Stowe jugea opportun d’adresser quelques questions à l’âme de son père, c’est-à-dire au petit poisson rouge.
– Mon père, dit-il, pensez-vous que je triompherai aisément de ce Français qui veut entraver le service de la déesse ?
Le poisson rouge nagea d’une façon plus folâtre.
C’était sa manière de répondre favorablement.
– Mon père, dit encore sir George Stowe, faut-il toujours veiller sur la chasteté de la bohémienne Gipsy ?
Le poisson rouge précipita ses évolutions.
C’était encore une affirmation.
– Alors, dit froidement sir George Stowe rayonnant, malheur à celui qui a osé lui proposer de l’épouser !
Et il sortit de la pagode.
Gurhi sortit comme lui.
– Maintenant, dit l’Anglo-Indien, va-t’en.
– Où et quand recevrai-je vos ordres, Lumière ?
– Ce soir, à la taverne duRoi George.
Gurhi s’inclina.
Sir George Stowe se dépouilla de son caleçon mystique, endossa une belle robe de chambre, s’assit devant un petit bureau de bois des îles, et tandis que Gurhi s’en allait, il écrivit le billet suivant :
« Admirable miss Cécilia,
« Je n’ai rien oublié, et je vous aime toujours plus que la vie.
« Aujourd’hui, à deux heures, j’aurai l’honneur de vous rencontrer au parc de Saint-James, et, en attendant, je vais envoyer au respectable et très honorable lord Charring, votre oncle, la carte de celui qui se dit
« Votre fidèle pour la vie,
« GEORGE STOWE, esq. »
Puis sir George Stowe ferma la lettre, la scella avec un cachet emblématique et procéda de nouveau à une minutieuse toilette de gentleman.