Suivons maintenant sir George Stowe regagnant, avec ses témoins, Londres et sa maison.
Rocambole était déjà parti avec les siens.
Noël n’avait point abandonné son siège, et il ramena sir George Stowe aussi rondement qu’il était allé.
L’Anglo-Indien reconduisit ses témoins chez eux, l’un après l’autre, puis dit à Noël :
– Chez moi !
Il était fort pâle et fort agité depuis qu’il avait vu sur la poitrine de Rocambole l’oiseau bleu et le serpent bleu, et un sentiment à peu près analogue à celui qu’avait éprouvé Gurhi s’était emparé de lui.
– Sivah triomphe ! murmurait-il, tandis que le coupé roulait vers Haymarket avec une rapidité vertigineuse. Kâli nous abandonne !…
Quand il descendit de voiture, il était blanc comme une statue de marbre.
Noël vit sa main trembler, tandis qu’il introduisait le passe-partout dans la serrure.
Au moment où la porte se refermait sur lui, Noël entendit un gros soupir.
En effet, l’Anglo-Indien, en proie à une sorte deterreur, traversa le petit jardin qui précédait la maison, d’un pas inégal et brusque.
Dans le vestibule, il s’arrêta un moment.
Un grand laquais, un peu trop chamarré d’or, ronflait sur une banquette.
Sir George Stowe ne l’éveilla point.
Mais ses yeux se portèrent sur un plateau d’argent posé sur un guéridon et dans lequel un valet de chambre avait coutume de placer les lettres arrivées dans la soirée, habitué qu’il était à ne jamais voir son maître rentrer avant le jour.
Une seule lettre était dans le plateau.
Une lettre mignonne, de l’enveloppe de laquelle s’échappait un parfum discret, et dont la suscription était d’une écriture fine, allongée et trahissant une main de femme.
La pâleur de sir George Stowe fit place un moment à une légère rougeur.
Il prit vivement cette lettre et l’ouvrit.
La lettre était ainsi conçue :
« Mon très cher monsieur,
« On ne vous a pas vu depuis deux jours à Hyde-Park. Que devenez-vous ?
« Avez-vous oublié déjà que ma mère vous a invité à venir prendre une tasse de thé dimanche prochain ? ou bien êtes-vous malade ?
« Lord Charing, mon oncle, est à Londres depuis hier.
« Je lui ai tout avoué. Il est pour nous.
« Venez donc à Hyde-Park ce tantôt, je m’y promènerai vers deux heures.
« Celle qui se dit toujours
« Votre Cécilia. »
L’Anglo-Indien respira plus librement après la lecture de cette lettre.
Un moment même ses yeux brillèrent, ses mains se dilatèrent, tout son visage exprima une satisfaction conquérante.
Mais ce fut l’histoire d’un éclair.
Le souvenir de Rocambole vint se placer entre lui et la séduisante image de Cécilia.
Ce sauvage, en apparence civilisé, dont la beauté brune avait séduit une Anglaise blanche et rose, se prit à songer à la déesse Kâli, sa croyance unique, laquelle paraissait l’abandonner, ou, tout au moins être dominée, en ce moment, par le dieu Sivah.
Sir George Stowe vivait en garçon dans sa maison. Il avait une voiture au mois, dînait au club et ne gardait chez lui qu’un valet de chambre, lequel, comme nous l’avons vu, dormait profondément lorsque son maître était rentré.
L’Anglo-Indien gagna l’escalier et monta au premier étage qui se composait d’un fumoir, d’une chambre à coucher et d’une autre pièce dans laquelle personne ne pénétrait.
Cette troisième pièce, dont la porte donnait sur le fumoir, était interdite au valet de chambre.
Seul, sir George Stowe, qui en portait toujours la clé suspendue à son cou, y pénétrait, et encore fort rarement.
La chambre à coucher et le fumoir étaient entièrement décorés à l’anglaise.
Cette pièce, comme on va le voir, eût formé un étrange contraste aux yeux des visiteurs, si les visiteurs eussent pu y être admis.
C’était une petite salle qui prenait jour par en haut, selon l’usage des temples indiens.
Les quatre murs étaient couverts d’une étoffe chargée de peintures bizarres, représentant une des soixante incarnations de Wichnou.
Aux quatre angles, des bronzes indiens figurant des divinités monstrueuses étaient posés sur des socles de marbre noir.
Le sol était couvert d’une natte également chargée de peintures étranges, au milieu desquelles se trouvait un éléphant blanc.
Ce réduit était, en fin de compte, une pagode en miniature.
Mais l’objet le plus curieux peut-être était un bassin de marbre blanc placé au milieu, rempli d’eau jusqu’au bord et dans lequel un joli poisson rouge allait et venait, tantôt descendant au fond, tantôt venant respirer un moment à la surface.
Une inscription indienne, en lettres d’or, se trouvait sur les quatre faces du bassin.
En voici la traduction littérale :
« Osmani, fils de Raj’hou, lequel descendait par ses aïeux de Beg-Amir’h, fils de Wichnou, s’étant consacré de bonne heure au service de Kâli, notre aimée déesse, a trouvé la mort dans les eaux du Gange, qu’il traversait à la nage pour aller étrangler deux jeunes filles dont la déesse désirait avoir les âmes auprès d’elle.
« Son fils Runjeb, que les Anglais nomment sir George Stowe, ayant passé la nuit en prières et redemandé à la déesse l’âme du pieux Osmani, la déesse a fait droit à sa demande.
« Elle a permis que l’âme d’Osmani habitât le corps d’un poisson rouge qui est contenu dans ce bassin et qui a été repêché dans les eaux saintes du Gange. »
Un Parisien se fut tordu dans un accès d’hilarité, en lisant cette étrange inscription.
Mais, comme on va le voir, Runjeb le Nabab, dit sir George Stowe, la trouvait toute naturelle.
Avant de pénétrer dans cette pagode en réduction où l’âme de son père Osmani habitait le corps d’un poisson rouge, sir George Stowe entra dans sa chambre à coucher et se déshabilla.
L’habit bleu, la cravate blanche, le chapeau à haute forme, les gants jaunes, le pantalon gris du matin, tout ce qui constituait le parfait gentleman tomba comme par enchantement.
On eût dit le malheureux pâtissier que, dans Peau-d’Âne, une fée déshabille d’un coup de baguette.
Quand il fut tout nu, sir George Stowe ouvrit une armoire et en retira un caleçon de soie rayée et une paire de babouches.
Il chaussa les babouches et passa le caleçon.
Puis il prit encore une pièce de soie blanche qu’il posa sur sa tête comme un voile.
Et, ainsi vêtu, ainsi travesti, il entra dans la pagode, ayant soin de laisser ses babouches sur le seuil.
Alors il s’agenouilla sur le sol, – c’est-à-dire sur la natte, – courba le front et se mit à marmotter des prières.
Après quoi il s’approcha du bassin de marbre et se mit à regarder le poisson rouge.
Le poisson rouge paraissait engourdi et demeurait au fond du bassin.
Sir George Stowe se pencha et dit :
– Mon père, j’ai besoin de vous.
Le poisson ne bougea pas.
– Mon père, reprit sir George Stowe, votre âme glorieuse aurait-elle un moment abandonné son enveloppe pour voler auprès de la déesse et lui demander les ordres qu’elle veut transmettre à votre fils ?
Le poisson garda son immobilité.
– Mon père, dit encore l’Anglo-Indien, les fils de Sivah sont ici ; ils veulent persécuter les serviteurs de la déesse. Que dois je faire ?
Et, en disant ces mots, sir George Stowe trempa deux de ses doigts dans l’eau du bassin qu’il agita légèrement. Le petit poisson remonta à la surface.
– Ah ! dit sir George Stowe, je savais bien que vous viendriezà mon aide, ô mon père. Que faut-il faire ? dois-je fuir et retourner aux Indes ? dois-je engager la lutte ?
Le petit poisson nageait avec peine. Il paraissait souffrant.
– Je le vois, murmura sir George en prenant son front à deux mains et avec un accent de désespoir, Sivah triomphe !…
Le poisson descendit de nouveau au fond du bassin et, cette fois, y demeura immobile.
Sir George Stowe prit cette attitude pour une réponse et il se frappa la poitrine avec une sorte de rugissement.
– Sivah triomphe ! répéta-t-il, Sivah triomphe.
Et pâle comme un spectre, il sortit de la pagode en déchirant sa poitrine avec ses ongles.
Puis il se laissa tomber sur le sol, les lèvres bordées d’écume, en proie à un sombre désespoir.
Mais alors, un bruit parvint à son oreille.
Le bruit d’une cloche.
La cloche qui annonçait un visiteur.
Et sir Georges Stowe se précipita vers la fenêtre qui prenait jour sur le jardin.