XVII

Ces deux hommes, qui, dans un cabaret des environs de Paris, s’exprimaient en langue indoue, offraient, en outre de cette bizarrerie, un contraste non moins bizarre.

À première vue, c’étaient simplement des hommes du Midi, au teint hâlé, dont l’un était déjà vieux, l’autre encore jeune, le premier robuste, grand, énergique d’attitude et de regard – le second svelte et presque fluet, avec des mains et des pieds de femme et un visage complètement imberbe.

La voix de ce dernier avait même quelque chose de grêle et de sifflant qui ne paraissait pas appartenir à l’espèce masculine.

On eût dit une femme habillée en homme.

Ils causaient et c’était le plus jeune qui parlait lorsqu’ils avaient attiré l’attention de Rocambole.

– Paris est moins grand que Londres, mais il est beaucoup plus difficile d’y suivre la trace d’un homme qui a un intérêt quelconque à se cacher.

J’ai suivi le père et la fille pendant six mois, presque jour par jour. Vingt fois, j’ai été auprès d’eux, et, si l’heure prescrite eût sonné, j’étais prêt ; mais tu le sais, Osmanca, les temps n’étaient point accomplis.

Le plus vieux fit un signe de tête affirmatif.

– Continue, Gurhi, dit-il.

– Je les ai donc suivis, depuis Varsovie jusqu’à Paris ; mais là, j’ai perdu leurs traces, et ce n’est qu’il y a huit jours, lorsque m’est arrivée la lettre du comité de Londres, que j’ai pu ressaisir leur piste.

– Enfin, tu les as retrouvés ?

– Oui, puisque je vais vous conduire à la porte de la maison qu’ils habitent.

Celui que son compagnon désignait sous le nom d’Osmanca et qui avait un aspect farouche, répondit :

– Les temps sont accomplis, et la dernière heure du Maudit est proche.

– La déesse Kâli sera contente, fit le plus jeune, c’est-à-dire Gurhi, j’ai tout préparé.

– Voyons ?

– Le Maudit, poursuivit Gurhi, a congédié, il y a huit jours, un vieux serviteur. Puis il est venu à Paris et s’est procuré un autre domestique. C’est un des nôtres.

– Un Indien ?

– Non, un Anglais affilié, mais qui parle si parfaitement le français et qui a un air si naïf que le Maudit l’a pris sans défiance.

Un sourire féroce glissa sur les lèvres d’Osmanca.

Gurhi poursuivit :

– Cet homme viendra nous ouvrir la porte à minuit, et nous entrerons. Tu sais, Osmanca, que les fils de notre pays marchent sur la terre sans courber un brin d’herbe et que leur respiration n’a jamais troublé le silence de la nuit ?

– Certainement, je le sais.

Tandis qu’ils parlaient ainsi le Chanoine et Marmouset causaient bruyamment et la Mort-des-braves éprouvait une sorte de somnolence due sans doute au vin cacheté du père Heurtebise.

Rocambole, lui-même, feignait de dormir, mais il ne perdait pas un mot de la conversation des deux individus.

Osmanca dit encore :

– Mais l’enfant, où est-il ?

– J’ai retrouvé sa trace, puis je l’ai reperdue.

– Comment ?

– Le Maudit l’avait cachée chez une vieille dame qui habitait la rue du Delta. J’avais tout préparé pour enlever l’enfant, mais j’ai été devancé.

– Par le général ?

– Je ne sais pas ; je ne crois pas, même.

– Par qui donc ?

– Je l’ignore, ce qu’il y a de certain, c’est que l’enfant a disparu, le jour même où nous devions nous en emparer.

– Il faudra la retrouver, dit Osmanca : tout ce qui est marqué appartient à la déesse Kâli.

– On la retrouvera, dit Gurhi.

– Voilà qui est bizarre, pensait Rocambole. L’enfant dont ils parlent me paraît cette petite fille enlevée par la Chivotte et que j’ai prise sous ma protection.

Osmanca reprit :

– À une lieue sur la rive droite de la Seine, la maison est isolée ; tu pourras étrangler le père, et j’étranglerai la fille sans que personne vienne nous déranger.

Osmanca dit avec cette gravité fatidique inspirée par le fanatisme :

– Qu’importe que nous soyons découverts après, et que la justice française nous punisse ? Notre vie n’est pas à nous. Elle est à notre association et nos dieux peuvent en disposer comme bon leur semble.

Gurhi s’inclina.

– Sais-tu bien le chemin, au moins ? dit encore Osmanca.

– Sans doute : d’ailleurs, en te donnant rendez-vous céans, j’avais mon idée.

– Ah !

– Il y a un chemin de fer qui passe ici à onze heures.

– Bon !

– Nous le prendrons jusqu’à Villeneuve-Saint-Georges.

Rocambole tressaillit à ce nom et se dit encore :

– Si je crois reconnaître la petite fille, je crois également ne pas me tromper en devinant, dans les gens dont ils parlent, ce vieillard et cette jeune femme que je veux protéger contre les Ravageurs.

Et il continua à ne pas perdre de vue les deux individus.

Mais ceux-ci s’étaient fait sans doute toutes leurs confidences, car, s’étant mis à fumer, ils étaient tombés dans cette contemplation silencieuse particulière aux hommes de l’Extrême-Orient.

La Mort-des-braves, qui s’était assoupi un moment, rouvrit les yeux et poussa le coude à Rocambole.

– Que veux-tu ? fit celui-ci.

– Je crois bien qu’il est temps de partir, dit le bandit ; onze heures doivent s’approcher ?

– Tu as raison, partons !

En même temps, Rocambole fit un signe aux deux autres, c’est-à-dire à Marmouset et au Chanoine.

Ces deux-là se levèrent et répétèrent :

– Allons ! nous sommes prêts.

Rocambole jeta vingt francs sur la table. C’était un peu plus que la valeur du souper ; mais il n’attendit pas sa monnaie et s’en alla, jetant un dernier et rapide coup d’œil sur les deux Indiens.

La Mort-des-braves sauta le premier dans la barque, et se mit en train de délier l’amarre.

Rocambole l’arrêta.

– S’il nous faut plus d’une demi-heure pour retourner à Villeneuve, dit-il, c’est inutile.

Et, d’un geste, il empêcha les deux autres de s’embarquer.

– Mais… patron… balbutia la Mort-des-braves, une demi-heure… ou une heure qu’est-ce que ça fait ?

Rocambole avait une montre sous sa blouse. Il la consulta et s’aperçut qu’il n’était que dix heures et demie.

– Nous allons prendre l’aviron, dit Marmouset, et je vous réponds qu’on marchera rondement.

– C’est qu’il n’y a pas de temps à perdre.

– Oh ! fit le Chanoine.

– Nous ne sommes pas les seuls à flairer l’affaire.

À ces mots, les trois bandits tressaillirent.

Rocambole reprit :

– Avez-vous vu ces deux hommes qui buvaient dans le cabaret ?

– Oui. J’ai idée que c’est des Basques, fit Marmouset.

– Je n’ai rien compris à leur baragouin, dit la Mort-des-braves.

– Ni moi, continua le Chanoine avec indifférence.

– Eh bien ! moi, répondit Rocambole, j’ai tout entendu et j’ai tout compris.

Et c’est ici qu’il faut m’obéir à vous trois comme un seul homme, ajouta-t-il avec l’accent de l’autorité.

– On s’exterminera sur un signe de vous, patron, murmura le Chanoine.

– Voulez-vous que je me jette à l’eau ? dit la Mort-des-braves.

– Non ; embarquez, et nageons ferme ! ordonna le Maître.

– Vive Rocambole ! s’écria Marmouset, qui, d’une violente secousse, poussa la barque au large.

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