Huit jours après la scène que nous venons de raconter, et à l’issue de laquelle Rocambole avait reconquis toute sa popularité et tout son prestige, une barque remontait la Seine entre Maisons-Alfort et Villeneuve-St-Georges.
Quatre hommes la montaient.
L’un, qui tenait la barre, n’était autre que notre nouvelle connaissance, la Mort-des-braves.
L’autre était cet hercule qu’on appelait le Chanoine.
Le troisième, qui serrait l’écoute avec la hardiesse d’un canotier consommé, était cet enfant terrible que les Ravageurs appelaient Marmouset.
Le quatrième enfin, est-il besoin de le dire ! était Rocambole.
La nuit approchait, cependant les dernières lueurs du crépuscule permettaient encore de voir assez distinctement les deux rives.
Le vent était assez fort, et, malgré la rapidité du courant, la barque marchait un bon train.
Tout à coup, la Mort-des-braves poussa doucement l’épaule de Rocambole, en même temps qu’il étendait la main vers la gauche.
– C’est là, dit-il.
Rocambole vit alors une maison isolée, au milieu d’un petit parc planté de vieux arbres, avec une pelouse verte tout à l’entour.
La maison était à mi-côte.
Elle avait un air honnête et bourgeois, à première vue.
En l’examinant avec plus d’attention, on devinait que ses habitants devaient avoir une certaine originalité de mœurs et de goûts, et vivre tout à fait en dehors de la vie commune.
Tout ce que Marmouset avait raconté se trouvait justifié par un je ne sais quoi difficile peut-être à expliquer, mais qu’on devinait aussitôt.
Rocambole regarda attentivement cette maison et ne répondit pas.
– C’est là, répéta la Mort-des-braves.
– J’entends bien, dit le maître, mais il est trop tôt pour faire le coup.
La Mort-des-braves fit un signe d’assentiment.
– Aussi, reprit-il, j’ai pensé à une chose.
– Laquelle ?
– Nous allons redescendre jusqu’à Charenton.
– Bon ! et puis ?
– Il y a un cabaret sur la berge qui est tenu par un ancien flotteur, le père Heurtebise. Le vin y est bon. On y trouve de la matelotte. Nous souperons, et nous attendrons les environs de minuit.
– C’est cela, dit Rocambole.
– Mais, pas de bêtises devant le vieux, continua la Mort-des-braves.
– Ah ! il n’est pas des nôtres ?
– Non… c’est ce qu’ils appellent un honnête homme. Il n’a seulement jamais passé à la correctionnelle.
Marmouset eut une moue dédaigneuse à l’adresse du père Heurtebise :
– Un feignant, quoi ! fit-il.
– Stoppe, un peu, dit Rocambole, que je prenne mes dimensions.
Et il examina avec une scrupuleuse attention le chemin qui conduisait de la berge à la grille du parc, les murs qui l’entouraient et la disposition de la maison.
On eût dit un général en chef combinant un plan d’attaque ou méditant le siège d’une ville.
– Maintenant, dit-il, vous pouvez virer de bord.
– Nous descendons chez le père Heurtebise ?
– Oui.
La Mort-des-braves donna un coup de barre, Marmouset changea lestement sa voile, et le canot, tourna sur lui-même, redescendit rapidement.
En route, le Chanoine qui avait été silencieux jusque-là prit sous un banc un objet qu’il montra à Rocambole.
– Qu’est-ce que cela ? demanda le maître.
– C’est un marteau.
– Pour quoi faire ?
– Mais, dit naïvement le Chanoine, je ne me suis jamais servi de couteau, ni de pistolet, ni d’autre chose ; avec ce merlin-là, je suis bien plus sûr de mon affaire : un coup à la tempe, et c’est fait.
Rocambole regarda cet homme naïf en sa férocité : puis il lui dit froidement :
– Cette fois, tu n’auras pas besoin de merlin.
– Pourquoi ?
– Mais parce que la besogne n’est pas pour toi.
– Hein ? fit le Chanoine avec un accent de dépit et de regret.
– […] L’ouvrage me plaît, je le prends pour moi.
L’hercule avait juré obéissance au maître, il courba la tête et se résigna.
Le canot, moins d’une demi-heure après, arrivait au cabaret du père Heurtebise.
Marmouset sautait lestement à terre pour l’amarrer et la Mort-des-braves disait :
– Je vas commander la matelotte.
En effet il entra dans le cabaret qui était veuf de pratiques, à cette heure, et il dit au bonhomme :
– Allons, papa, il faut vous distinguer aujourd’hui. Nous avons la poche garnie, l’estomac vide et le gosier sec.
Le bonhomme appela sa servante, et dit à la Mort-des-braves :
– Combien êtes-vous ?
– Quatre.
– Que voulez-vous manger ? une friture ou une matelotte ?
– L’une et l’autre, si c’est possible, et des côtelettes avec, le tout arrosé de vin cacheté. C’est le bourgeois qui paye.
Et du doigt, il désignait Rocambole qui s’était arrêté sur la berge avec le Chanoine.
– Ah ! fit le cabaretier, c’est votre patron, ça ?
– Oui, répondit la Mort-des-braves qui ne s’expliqua pas davantage.
Une heure après, Rocambole et les trois bandits étaient à table.
Marmouset racontait à mi-voix son expédition à la maison isolée de Villeneuve, et il affirmait de nouveau que le vieillard était cousu d’or.
– Estourbirons-nous la femme ? demanda le Chanoine.
– Cela dépendra, répondit Rocambole.
– Elle est bien jolie, dit Marmouset.
– Ah ! ah ! fit Rocambole.
Et il eut un sourire qui remplit d’admiration les bandits.
Tous quatre étaient vêtus comme le sont les mariniers de la Seine.
Ils portaient une vareuse de laine, un chapeau de paille et un pantalon de toile grise.
En outre ils étaient chaussés de sabots.
Comme on était en semaine, le cabaret n’avait pas d’autres hôtes en ce moment.
Cependant, vers neuf heures du soir, deux hommes entrèrent et vinrent s’asseoir à une table en demandant du vin.
Ils s’exprimaient en français, mais avec une forte nuance d’accent anglais.
Et Rocambole, frappé de la circonstance, les examina à la dérobée.
Rien, cependant, n’annonçait en eux quelque chose d’insolite.
Vêtus comme des ouvriers du faubourg Saint-Antoine, ils s’étaient attablés devant une bouteille de vin, cachet vert, et le père Heurtebise ne s’était pas préoccupé d’eux davantage.
Le Chanoine, Marmouset et la Mort-des-braves ne leur avaient accordé qu’une attention distraite.
Seul, Rocambole les regardait avec attention.
Pour lui, ces deux hommes qui buvaient sans dire un mot, n’étaient point ce qu’ils voulaient paraître.
Sous leur redingote râpée, Rocambole avait remarqué du linge d’une grande finesse.
Leur teint olivâtre et leurs cheveux noirs indiquaient une origine étrangère et peut-être orientale.
Rocambole qui avait vu tant de choses, crut reconnaître mieux le type de cette race nouvelle due au croisement de la race indoue et de la race anglaise, et dont les produits sont désignés sous le nom d’anglo-indiens.
Enfin, ces deux hommes s’étant mis à causer à voix basse dans une langue inintelligible pour la Mort-des-braves, le Chanoine et Marmouset, ce dernier dit :
– Mais qu’est-ce donc que ce baragouin !
– C’est sans doute des Auvergnats, dit le Chanoine.
– Je croirais plutôt que c’est des Basques, dit la Mort-des-braves.
– Ou bien des Anglais, reprit Marmouset.
Rocambole avait reconnu la langue indienne.
Et tandis que ses trois compagnons ne se préoccupaient plus d’autre chose que de vider une sixième bouteille, il se prit, lui, à écouter attentivement.
Rocambole jouissait d’une finesse d’ouïe excessive ; de plus, il parlait à peu près tous les idiomes, et jadis à Londres, il avait fréquenté des indiens.
Rocambole comprenait donc et parlait parfaitement la langue des Brahmines.
Les deux inconnus continuaient à causer avec la sécurité de gens persuadés que nul n’entendra ce qu’ils disent.
Mais Rocambole écoutait…