XX

Pénétrons maintenant à l’intérieur de la villa.

Pendant huit ou dix jours, c’est-à-dire depuis la disparition de Nicheld, il y avait eu un silence farouche de la part du vieillard, une morne résignation chez la jeune femme.

Ils évitaient de se rencontrer ailleurs que dans la salle commune des repas ; à peine, le soir, obéissant maintenant bien plus à l’habitude qu’à l’affection, Nadéïa tendait-elle son front au général Komistroï.

Sa résignation n’était qu’apparente.

Nadéïa s’était souvenue des dernières paroles de Nicheld :

– Vous trouverez, enterré au pied d’un arbre, dans le parc, un pot de terre dans lequel est un manuscrit qui vous apprendra tout ce que je n’ose vous dire.

Le lendemain, on s’en souvient, Nicheld n’était plus à la villa.

Le général l’avait renvoyé, disait-il.

En effet, le soir même, un autre domestique était entré à la place de Nicheld, et le général avait dit à sa fille :

– Ma chère amie, faites-moi la grâce de ne jamais parler de nos affaires devant cet homme que je ne connais que par les certificats qu’il m’apporte.

Nadéïa n’avait point répondu.

Elle attendait une nuit obscure, pendant laquelle le général se coucherait de bonne heure.

Nadéïa voulait déterrer le manuscrit de Nicheld, Nadéïa voulait savoir ce qu’étaient devenus son époux et son enfant.

Enfin le moment qu’elle croyait propice était arrivé.

Nadéïa s’était aperçue que le nouveau domestique, l’Anglais John, sortait tous les soirs, après le dîner, et ne rentrait que fort avant dans la nuit.

Chose bizarre ! le général, qui ne voulait pas que Nicheld sortît, n’avait nullement l’air de se préoccuper des fréquentes absences de John.

Or donc, ce soir-là, tandis que John s’en allait à la gare de Villeneuve recevoir les deux Étrangleurs, tandis que Rocambole et les siens tendaient à ces derniers le piège dans lequel nous les avons vus tomber, – Nadéïa, à sa fenêtre, sans lumière, immobile, attendait que le flambeau qui brûlait dans la chambre de son père s’éteignît.

Le général avait coutume de lire dans son lit pendant quelques minutes avant de s’endormir.

Quand il soufflait sa bougie, c’est que le sommeil le prenait.

Or, le premier sommeil est assez pesant et Nadéïa comptait sur ce premier sommeil.

Enfin, un peu après minuit, les arbres du parc sur lesquels se reflétait la lumière, restèrent dans l’obscurité.

Alors Nadéïa s’enveloppa d’un manteau, ouvrit la porte sans bruit et sortit de sa chambre sur la pointe du pied, sans lumière, et avec des précautions infinies.

Son cœur battait à outrance.

Elle arriva jusqu’à la dernière marche de l’escalier.

Elle fit des prodiges pour ouvrir sans bruit la porte qui donnait sur le parc.

Cette porte franchie, et comme l’air froid de la nuit lui fouettait le visage, elle s’arrêta un moment.

Elle tenait sous son manteau une petite bêche qu’elle avait dérobée durant le jour dans la serre.

Nadéïa s’arrêta, car il lui avait semblé entendre un chuchotement lointain, un bruit de pas, au fond du parc.

Mais, après un moment d’hésitation, elle continua son chemin, comptant les arbres de la grande allée.

Nadéïa était si émue qu’elle n’eut pas de peine à se convaincre qu’elle avait été le jouet d’une illusion, et que le vent seul avait passé dans le feuillage.

Cependant, tout en continuant à descendre la grande allée, elle s’était retournée plusieurs fois vers la maison.

Mais la fenêtre du général, qui, seule attirait son attention, était fermée.

Enfin, elle arriva au pied de l’arbre indiqué par Nicheld.

La nuit était assez obscure, nous l’avons dit : cependant Nadéïa se mit à la besogne.

Munie de sa bêche, elle creusa tout à l’entour de l’arbre et au bout de quelques minutes, la bêche rencontra un corps dur qui rendit un son mat.

Le cœur de Nadéïa battait violemment.

Elle jeta sa bêche et continua à creuser avec ses mains, qui bientôt rencontrèrent le pot de terre et l’arrachèrent du sol.

Alors Nadéïa se sauva vers la maison.

On eût dit un voleur emportant le fruit de son larcin.

Elle referma la porte avec les mêmes précautions et rentra dans sa chambre sans lumière.

Puis elle ferma sa porte à double tour et au verrou.

Ensuite elle alla vers la croisée et tira les épais rideaux.

Elle ne voulait pas qu’un seul rayon de clarté pût filtrer par la fenêtre, se refléter sur les arbres et éveiller le général.

Quand elle eut fait tout cela, Nadéïa se procura de la lumière, elle fit jaillir une étincelle d’un briquet phosphorique et approcha ce briquet d’une bougie placée sur sa table de nuit.

Mais à peine cette bougie s’allumait-elle que la jeune femme poussa un cri terrible.

Elle n’était pas seule dans cette chambre où elle venait de s’enfermer.

Un homme était assis dans un fauteuil au pied du lit.

Et cet homme c’était le général Komistroï, le père de Nadéïa.

Il était enveloppé dans sa robe de chambre, un foulard enserrait sa chevelure blanche.

Pâle, frissonnante, Nadéïa, après avoir jeté un cri, recula.

Mais soudain elle fut frappée de l’expression étrange qu’avait le visage de son père.

Ordinairement, le vieillard avait un aspect dur et farouche, le geste sec et impérieux.

Sa fille ne le regardait qu’en tremblant et ne lui adressait la parole qu’avec terreur.

Chose étrange !

Le général n’était plus le même à cette heure.

Son visage était triste ; il portait l’empreinte d’une grande douleur, et Nadéïa tressaillit en voyant deux grosses larmes qui roulaient sur ses joues pâlies.

En même temps, il lui dit d’une voix étouffée, en désignant le vase de terre qui renfermait le manuscrit qu’elle tenait encore à la main.

– Vous voulez donc tout savoir, Nadéïa, ma fille ?

Ces mots prononcés avec un tel accent remuèrent Nadéïa jusqu’au fond de l’âme.

– Mon père !… balbutia-t-elle.

Il reprit avec amertume :

– Vous voulez savoir ce que j’ai fait de votre enfant ?

Elle baissa les yeux ; mais elle dit avec fermeté :

– Oui, je le veux !

– Ce que j’ai fait de Constantin ?

Elle fit un signe de tête non moins énergique.

– Nicheld vous l’a dit, reprit-il toujours triste, toujours ému.

J’ai fait disparaître votre enfant…

Nadéïa jeta un cri :

– Mais elle vit, au moins ?

– Si elle vit ! répondit le général, vous me demandez si elle vit !

Et il y eut dans sa voix un accent de tendresse subite qui bouleversa Nadéïa.

– Mon Dieu ! murmura-t-elle, quel homme êtes-vous donc ?

– Je suis votre père, répondit-il, votre père sur qui pèse une fatalité terrible, implacable, et qui depuis bien des années joue un rôle de bourreau, quand son cœur est plein d’amour pour vous.

– Mon père !

– Oui, reprit-il, j’ai fait disparaître votre enfant, mais je sais où elle est, mais je veille sur elle… oui, j’ai fait envoyer Constantin en Sibérie…

À ce nom, elle frissonna.

– Mais savez-vous pourquoi ? continua le général.

Et comme elle le regardait avec stupeur.

– Pour l’arracher à une mort épouvantable… pour le sauver !…

Nadéïa regardait son père et se demandait s’il n’avait pas été frappé subitement de folie.

Le général lui prit la main et lui dit :

– Le griffonnage de Nicheld ne vous apprendrait rien. Nicheld ne savait que ce qu’il avait vu. Je vais tout vous dire, moi, et vous me jugerez… et nous verrons si vous oserez encore accuser votre père.

En parlant ainsi, le vieux général attira sa fille sur ses genoux.

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