Nadéïa regardait avec stupeur ces deux larmes qui coulaient sur les joues de son père.
Jusque-là, et en se reportant au plus lointain de ses souvenirs, elle avait vu le général dur, presque féroce et paraissant dégagé de tous les sentiments humains.
Et cet homme pleurait !
Et tout à l’heure, en parlant de sa petite-fille, il avait eu un de ces cris du cœur que rien ne saurait traduire !
– Ma Nadéïa bien-aimée, lui dit-il, je ne sais pas au juste ce que ce niais de Nicheld a pu te dire, mais je le devine. Il t’a raconté mon histoire à sa manière, car mon histoire vraie, il ne la sait pas.
Nadéïa regardait toujours son père et semblait se demander si elle n’était pas le jouet d’un rêve.
Le général poursuivit, en la baisant au front :
– Mon histoire, d’après Nicheld, je vais te la dire en deux mots :
Sujet russe, Polonais de cœur et de naissance, j’ai été un des premiers nobles de Varsovie qui ont levé l’étendard de la révolte.
La capitale de la vieille Pologne, tranquille la veille, sous la domination moscovite, est devenue le lendemain un foyer d’insurrection.
La garnison russe a été obligée de se retirer, il y a eu des combats sanglants.
Parmi les officiers du czar, il en était un du nom de Constantin qui aimait ma fille, et ma fille l’aimait.
Est-ce bien cela, Nadéïa ?
– Oui, mon père, dit la jeune femme en baissant la tête.
– Ma fille, poursuivit le général Komistroï, n’osait pas m’avouer son amour pour un soldat du czar, car elle savait mon attachement pour la cause de la Pologne.
Cependant elle l’aimait…
Elle l’avait aimé au point de devenir coupable ; et lorsque vaincue, l’insurrection fut contrainte d’abandonner Varsovie ; lorsque, prenant la fuite, j’emmenai ma fille avec moi, elle allait devenir mère.
Nous nous réfugiâmes dans un vieux château que je possédais au milieu des bois, parmi des solitudes où les Russes n’avaient jamais pénétré.
Est-ce toujours cela, Nadéïa ?
– Toujours mon père.
Et Nadéïa continuait à baisser les yeux.
Le général reprit :
– Une nuit, les douleurs de l’enfantement s’emparèrent de ma fille.
Cette nuit-là même, un homme arriva à cheval, se jeta à mes genoux et me dit :
– Je viens recevoir mon pardon ou la mort ; je m’appelle Constantin, je suis capitaine dans l’armée russe ; j’ai déserté…
Et comme je le regardais, confondu, il ajouta :
– Je suis le père de l’enfant qui va naître.
J’eus un moment de fureur subite ; je voulus tuer cet homme qui, non content de verser le sang de la Pologne, avait déshonoré une fille de la Pologne.
Le premier vagissement d’un enfant arrêta mon bras.
C’est bien encore cela, Nadéïa ?
– Oui, mon père.
Le général essuya les deux larmes qui semblaient s’être cristallisées sur ses joues ; puis il reprit :
– Je pardonnai à Constantin, je lui promis la main de ma fille.
Et lorsque j’eus pardonné, la mère me tendit son enfant.
Puis elle fut en proie à une faiblesse qui était le résultat de cet enfantement laborieux.
Quand elle revint à elle, son enfant n’était plus là ; Constantin n’était plus là.
Elle était seule.
Seule, face à face avec son père au front sévère, qui lui disait :
– Constantin vous a abandonnée et votre enfant est mort.
C’est toujours cela, n’est-ce pas, Nadéïa ?
– Toujours, mon père, murmura la jeune femme d’une voix tremblante.
– En même temps, poursuivit le vieillard, des domestiques faisaient les malles, fermaient les cartons, une chaise de poste était attelée dans la cour et nous partîmes.
Où allions-nous ?
Vous ne le saviez pas, et je ne voulais pas vous le dire.
Chose étrange ! à deux lieues du château, nous rencontrâmes un avant-poste russe, et les Russes nous laissèrent passer.
Cependant, j’avais été jugé par contumace, un mois auparavant, et un conseil de guerre m’avait condamné à mort.
Jusques aux frontières prussiennes, je dis constamment mon nom, et pourtant on me laissa passer.
Deux serviteurs seulement nous accompagnaient, Nicheld et sa femme.
En Prusse, vous fûtes prise d’une nouvelle faiblesse et votre raison s’en alla.
Quand elle revint, nous étions en France.
Vous me demandiez votre enfant et je vous répétais qu’il était mort.
Vous appeliez Constantin, et je vous répondais que Constantin vous avait abandonnée.
C’est alors, sans doute, reprit le général avec un accent d’amère ironie, que la fantaisie prit à maître Nicheld d’écrire ses mémoires, c’est-à-dire l’histoire qui est là…
Et le général étendit la main vers le pot de terre et en retira un manuscrit assez volumineux.
– Je ne l’ai pas lu, mais je puis vous dire par avance ce qu’il contient.
Nicheld avoue que pendant cette première syncope qui suivit votre délivrance, je vous fis prendre un breuvage qui troubla votre raison durant plusieurs semaines.
Que, pendant que vous étiez folle, les Russes entrèrent au château, et que je leur fis ma soumission, tandis qu’ils s’emparaient de Constantin, qu’enfin je le fis partir, lui Nicheld, avec votre fille, qu’il avait ordre de confier à un inconnu.
Il a dû vous dire encore, poursuivit le général, qu’en Prusse, je vous privai de nouveau de votre raison, grâce à ce breuvage mystérieux, et que vous demeurâtes folle, non point quelques semaines, mais plusieurs années.
– Il m’a dit tout cela, mon père, dit Nadéïa avec fermeté.
– Eh bien ! dit le général, puisque vous voulez tout savoir, écoutez maintenant, non plus la version de Nicheld, mais la mienne…
Et le général Komistroï se redressa calme, fier, l’œil étincelant, ajoutant :
– L’heure est venue où j’ai besoin de reconquérir votre estime et votre amour filial.