Il y avait un mois environ que Rocambole était parti de Paris, en compagnie de Vanda.
Un soir, après la table d’hôte, dans le fumoir de l’hôtel Dubourg, dans Haymarket, une demi-douzaine de gentlemen, jeunes pour la plupart, causaient avec une certaine animation en buvant des grogs et des verres de soda water.
L’objet de la conversation était un combat de coqs qui avait eu lieu la veille, à l’insu de la police, naturellement.
Les Anglais, on le sait, sont aussi friands du combat des coqs, que du combat des bulls-dogs ou de bulls-terriers, ou encore de bulls et de rats.
Un pugilat, seul, entre deux boxeurs distingués, pourrait les arracher aux douceurs de l’un de ces trois spectacles.
Dans le combat dont parlaient ces gentlemen, sir George Stowe avait perdu une somme considérable, engagée sur Monarque, qui était favori. Belle-Étoile, rival de Monarque, avait tué son adversaire en un coup de bec et trois coups d’éperon.
Cette circonstance, très insignifiante en apparence, était cependant, depuis la veille, l’objet des conversations de Londres entier.
On en avait parlé à Covent-Garden et au Lyceum théâtre, durant les entr’actes, à la table d’hôte de tous les hôtels, et dans les plus minces tavernes de la cité.
Et cela non point parce que Monarque était battu, après une longue carrière de triomphes ; – mais parce qu’il avait été battu par Belle-Étoile, un coq inconnu sur le turf, un coq français, disait-on.
C’était toute une histoire, et une histoire que nous allons raconter en peu de mots.
Un Français, gentleman des pieds à la tête dans tous les cas, avait parié, la veille, que son coq battrait tous les coqs du Royaume-Uni.
Le pari est trop ancré dans les mœurs anglaises pour que le défi ne fût point accepté sur-le-champ.
Monarque avait succombé.
Sir George Stowe, qui était pourtant aussi flegmatique que le plus flegmatique de ses compatriotes, avait eu un tel accès de dépit qu’il avait dit au Français :
– J’ai un terrier qui tue cent rats en huit minutes.
À quoi le Français avait répondu :
– J’ai un petit chien de la Havane qui ne fera qu’une bouchée de votre terrier.
Un nouveau rendez-vous avait été pris pour ce soir-là, et c’était précisément dans une des caves de l’hôtel Dubourg que le combat devait avoir lieu.
Qu’était-ce que sir George Stowe et qu’était-ce que ce Français qui possédait un coq de si belle venue ?
On savait à peu près la provenance du premier.
On ignorait jusqu’au nom du second.
Parlons de celui-ci d’abord.
Il était descendu trois jours auparavant d’un des nombreux steam-boats qui font le service de la basse Tamise, et il s’était fait conduire à l’hôtel Dubourg.
Comme il parlait un anglais très pur, qu’il portait un col très haut et très roide, un makintosch de coupe irréprochable, et avait un cachet d’élégance empesée, on l’avait pris tout d’abord pour un gentleman du Yorkshire ou d’un comté voisin quelconque.
Il était entré sans faire grand bruit, s’était installé modestement dans une chambre de trois shillings, avait demandé, au lieu de vin de Bordeaux, une pinte de scotch-ale, et était demeuré silencieux une partie du dîner.
Ce ne fut que vers la fin, lorsque sir George Stowe, qui était trop gentleman pour ne point parler français, vanta les mérites de son coq, – mérites fort connus, du reste, – que le prétendu gentleman du Yorkshire lui dit avec l’accent parisien le plus pur :
– J’ai un coq qui battra le vôtre.
De là, le pari et ses suites qui avaient été funestes à Monarque.
À Londres, on devient aisément lion.
Le Français – on ignorait son nom – fut donc aussitôt l’objet de toutes les conversations, et, à l’heure où nous pénétrons à l’hôtel Dubourg, on attendait avec impatience le moment où devait avoir lieu le combat entre le chien de la Havane et le terrier.
Sir George Stowe était un Anglais brun, – né aux Indes.
Grand, robuste, le teint basané, les cheveux noirs et presque crépus, il avait évidemment dans les veines quelques gouttes de sang indien.
C’était un homme de trente ans, d’une beauté hardie et un peu étrange et dont l’œil avait parfois des rayonnements sauvages.
Parfait gentleman, du reste, riche comme le sont tous les anglo-indiens, reçu dans le meilleur monde, sir George Stowe était beau joueur, sportsman distingué, boxeur incomparable, et tirait le pistolet avec une adresse à décourager les plus querelleurs.
Les gentlemen qui avaient assisté à la défaite de Monarque s’étaient dit tout bas :
– Voilà une victoire que sir George Stowe ne pardonnera pas aisément au gentilhomme français.
L’Anglo-Indien était vindicatif. – On n’en pouvait douter.
Donc, ce soir-là, comme dix heures sonnaient à la pendule du fumoir, sir George Stowe entra tenant en laisse son fameux terrier-bull.
C’était un superbe animal de taille moyenne, au poil blanc et orangé, à la tête carrée, aux yeux sanglants, trapu, arqué sur ses membres, avec un cou de taureau et une mâchoire formidable, qui apparaissait éblouissante de blancheur à travers des lèvres disjointes.
L’enthousiasme anglais éclata dans toute sa naïveté à la vue de Tom.
C’était le nom du terrier.
Sir George Stowe dit d’un air dédaigneux :
– Il paraît que je suis le premier au rendez-vous ?
Mais le maître d’hôtel entra dans le fumoir et répondit :
– Votre Honneur m’excusera. Le gentleman français est dans la cave.
– Avec son chien ?
Le maître d’hôtel s’inclina.
– Aoh ! firent les gentlemen. Partons !
Puis ils retrouvèrent ce calme et cette impassibilité qui fait le fond du caractère national, et ils sortirent silencieusement du fumoir.
Le lieu du combat n’avait de cave que le nom.
C’était une vaste salle souterraine, parfaitement éclairée au gaz, garnie de banquettes recouvertes en velours.
Une trentaine d’Anglais de distinction occupaient déjà ces banquettes.
Au milieu de la salle, on avait placé une grande caisse de trois ou quatre mètres de largeur avec un bord haut de quatre pieds anglais.
C’était l’arène destinée aux combattants.
Auprès de cette caisse, non moins grave, non moins impassible qu’un véritable Anglais, se tenait le Français qui avait provoqué sir George Stowe.
Il avait son chien sous le bras.
La vue de ce chien avait amené sur les lèvres des assistants un sourire plus que railleur.
On connaissait Tom, et on savait sa férocité.
Le chien du Français, au contraire, était un tout petit animal, au poil frisé, au regard intelligent et doux, un chien de salon, bien plus qu’un chien de combat, et qui paraissait avoir quitté le coussin brodé par quelque belle main pour venir expirer sous la dent cruelle de Tom.
Sir George Stowe entra.
Le Français et lui se saluèrent.
Puis sir George Stowe se prit à sourire, comme les autres, en voyant le petit chien qu’on avait la prétention d’opposer à son terrier.
– Monsieur, dit-il au Français, ce gentil animal m’intéresse à ce point que, si vous voulez me déclarer forfait, j’accepterai.
Le Français sourit à son tour :
– Votre terrier est magnifique, dit-il, et je vous ferai volontiers la même proposition.
– Vous plaisantez ? fit sir George Stowe.
Et il ôta son collier à Tom qui, habitué à de semblables luttes, sauta d’un bond dans la caisse.
Alors le gentleman français prit son petit chien et le posa lui-même dans l’arène.
Le bull s’était acculé dans un coin de la caisse et roulait des yeux féroces.
– Pauvre petit chien ! murmura une sensible Irlandaise qui était au nombre des spectateurs et détourna la tête pour ne point voir le petit havanais craquer sous les mâchoires de fer du terrier…