Les gentlemen que ce spectacle féroce avait attirés n’avaient pas la sensibilité nerveuse de l’Irlandaise.
Ils s’étaient tous penchés sur la caisse qu’ils entouraient, attachant un avide regard sur les deux combattants.
Quelques-uns, cependant, se prirent à examiner le Français du coin de l’œil.
Il était parfaitement tranquille, et ne paraissait pas éprouver le moindre doute sur l’issue du combat.
Le terrier gronda deux fois.
Le petit havanais s’était couché au milieu de la caisse, son museau allongé sur ses pattes.
Après avoir grondé, le terrier fit un bond.
La sensible Irlandaise ferma de nouveau les yeux.
Mais le petit chien bondit en sens inverse et se trouva à l’autre bout de la caisse.
Le terrier revint sur lui-même.
Léger comme un singe, le havanais passa par dessus son dos.
Ce fut pendant trois minutes, non un combat, mais une course.
Le terrier poursuivait, le havanais fuyait.
Chaque fois que le premier avait acculé son adversaire dans un coin, il lançait sa patte en avant et ouvrait sa redoutable mâchoire.
La patte frappait le vide, la mâchoire ne saisissait rien.
Le sang montait au visage de sir George Stowe.
Il dit au Français d’un ton rauque :
– Il fallait me dire, monsieur, que votre chien était un coureur de steeple-chase.
– Monsieur, répondit le maître du petit chien, nous en terminerons quand vous voudrez.
– Vous avoueriez-vous vaincu ?
– Oh ! non, dit le Français en souriant.
Et se penchant sur la caisse :
– Kiss ! kiss ! Neptuno, dit-il.
Ce fut le signal et les rôles changèrent.
Prompt comme l’éclair, le petit chien se trouva sur le dos du terrier, à cheval comme un singe à qui on a donné des leçons d’équitation, et il le mordit au cou.
Le terrier rugit, essaya, d’un violent coup de reins, de se débarrasser de son ennemi et ne put y parvenir.
Le terrier avait le poil ras : les dents du havanais pénétraient profondément dans son corps.
Le terrier faisait des bonds prodigieux, le petit chien tenait bon.
Parfois, cependant, et comme s’il eût voulu reprendre haleine, il se laissait glisser à terre.
Alors, ivre de fureur, le terrier se retournait et le havanais se remettait à fuir.
Puis il lui sautait encore sur le dos et le mordait encore et toujours.
– Kiss ! kiss ! Neptuno, disait le Français.
Le terrier hurlait.
Les Anglais enthousiasmés criaient :
– Hurrah ! Neptuno, for ever, Neptuno !
Sir George Stowe était devenu livide.
Le havanais mordait toujours, et le terrier se roulait sur lui-même espérant se débarrasser ainsi de son agile ennemi.
– Eh bien ! monsieur, dit le Français à Sir George Stowe, qu’en pensez-vous ?
Sir George Stowe était pâle et frémissant.
– Faut-il continuer ? demanda le Français.
– Mais… sans doute…
Et le gentleman se redressa superbe de colère et de dédain.
– Je vous préviens, observa le Français, que votre chien sera mort dans trois minutes.
– J’en ai d’autres, dit sèchement sir George Stowe.
– Kiss ! Neptuno ! dit une dernière fois le Français.
La prophétie du Français devait s’accomplir, le petit havanais enfonça ses dents une dernière fois, et le terrier tomba étranglé.
Un moment encore, il se roula dans la caisse, en proie aux dernières convulsions de l’agonie.
Le petit chien ne lâchait pas.
– Assez, Neptuno ! dit enfin le Français.
Le havanais abandonna sa victime et d’un bond se trouva hors de la caisse.
Les Anglais battaient des mains, en débit de leur amour-propre national qui avait fort à souffrir.
L’Irlandaise sensible qui, ô miracle ! était riche, offrait soixante guinées du petit chien.
Le Français répondit courtoisement que son chien n’était pas à vendre.
– Monsieur, s’écria alors sir George Stowe livide de rage, vous n’êtes peut-être pas aussi heureux que votre chien.
– Cela dépend, répondit le Français sans se départir de son flegme.
– Tirez-vous bien le pistolet ? ricana sir George.
– Je coupe dix balles de suite sur une lame de couteau.
– Voilà ce que je voudrais voir…
– Je vous le montrerai quand vous voudrez.
– Monsieur !
– My-dear, dit le Français en souriant, aimez-vous la lueur du gaz ?
– Je ne vous comprends pas…
– J’adore me battre aux flambeaux, dit le Français.
Quelques gentlemen voulurent s’interposer, mais le Français leur dit :
– Laissez, messieurs ; sir George Stowe a besoin d’une leçon. Je la lui donnerai.
– Monsieur, répondit sir George Stowe, j’ai affaire cette nuit. Mais si demain vous voulez vous trouver à l’embarcadère de Birmingham avec deux de vos amis, au train de huit heures, nous irons faire une promenade dans la campagne de Londres.
– Comme il vous plaira, répondit le Français.
Il prit son petit chien sous son bras, salua l’assistance, un peu abasourdie de la tournure que venait de prendre la conversation des deux parieurs et sortit de la cave tout seul.
– Excentric ! murmurèrent les Anglais.
Sir George Stowe avait déjà disparu.
La cave aboutissait à un corridor qui rejoignait un escalier, lequel aboutissait dans le vestibule de l’hôtel Dubourg.
Le Français, arrivé sous le vestibule, s’approcha d’un gros et gras personnage, tout vêtu de noir, mais qui avait l’air cependant d’un domestique.
Celui-ci prit le petit chien des mains de son maître, puis il jeta sur les épaules de ce dernier un manteau doublé de fourrures.
– Allons-nous-en ! dit le Français.
Et il sortit de l’hôtel Dubourg.
Quand ils furent dans la rue, car le gros homme le suivait, le Français reprit :
– Où est le cab ?
– Là-bas.
Et le domestique étendit la main.
– Porte le chien à Vanda.
– Est-ce que vous ne venez pas, Maître ?
– Non.
Le gros homme parut hésiter.
– Eh bien ! qu’as-tu donc à me regarder comme un phénomène ? dit le Français en riant.
– Mais… Maître… c’est que…
– Quoi donc ?
– J’ai peur.
– Et de quoi, bon Dieu !
– Je n’aime pas à vous voir courir seul les rues de Londres, la nuit.
– Bah !
– Vous savez bien qu’un policeman vous a dit, ce matin, qu’il n’oserait pas entrer dans le Wapping.
– Eh bien ! j’y entrerai, moi.
– Maître… supplia le gros homme.
– Ce Milon sera toujours un imbécile ! murmura le Français comme se parlant à lui-même.
Puis il dit tout haut :
– J’entrerai dans le Wapping, et cela pour deux raisons : la première, c’est que j’y ai affaire, la seconde, c’est que je m’appelle Rocambole !
Et Rocambole, car c’était lui – d’un geste impérieux congédia le bon et naïf Milon – lequel avait toujours la fidélité d’un chien, sans en avoir toujours l’intelligence.