XXVII

Le surlendemain soir, un peu avant minuit, comme le ciel était noir et que la pluie tombait à torrents, le cabaret de la Camarde, à l’enseigne de l’Arlequin qui, jusque-là, avait été plongé dans l’obscurité et le silence, s’illumina tout à coup, et l’on vit briller une lampe à travers les carreaux de papier huilé.

En même temps, d’amont et d’aval, sur la berge, arrivèrent un à un, muets comme des ombres et comme elles, cheminant sans bruit, les principaux habitués du repaire.

La Camarde était à son comptoir.

Toujours vêtue de noir, toujours sombre et d’aspect sévère – elle avait quelque chose de mystérieux ce soir-là, dans ses yeux, sa parole et son attitude.

La Pie-borgne était auprès d’elle.

Cette dernière avait mis sa robe la plus décolletée, une robe de soie marron clair décrochée à l’étalage de quelque marchande à la toilette et vendue peut-être à tempérament, à moins qu’elle n’eût été volée, ce qui était plus probable encore.

Elle avait fourré dans ses cheveux noirs une fleur rouge et fait en un mot une toilette des plus provocantes.

Qu’allait-il donc se passer d’extraordinaire au cabaret de l’Arlequin ?

Une chose qui, huit jours auparavant, eût été toute naturelle et qui, maintenant, prenait des proportions épiques.

Le Maître, – on ne disait même plus Rocambole, – allait venir.

Il y avait cinq jours qu’on ne l’avait vu à l’Arlequin.

Mais on avait eu de ses nouvelles !

Et de fameuses, encore !

Marmouset, l’enfant terrible de la bande, était arrivé, annonçant que le maître avait des projets grandioses.

Quels étaient-ils ?

Marmouset avait été d’une discrétion absolue.

Mais il avait annoncé à la Camarde que le Maître préparait une expédition superbe, qu’il aurait besoin de beaucoup de monde, et qu’il n’enrôlerait certainement pas les premiers venus.

– En serai-je ? avait demandé la Camarde.

– Je n’en sais rien.

Et sur cette réponse, Marmouset s’en était allé.

Mais la Camarde s’était dit qu’une femme de son mérite n’est jamais laissée de côté ; et elle s’était apprêtée à recevoir convenablement le nouveau chef des Ravageurs.

De son côté, la Pie-borgne, qui était présente à la communication de Marmouset, s’était dit :

– Je suis jeune et je suis jolie. La Camarde est vieille. Je n’aurai pas de peine à la dégoter. Si le Maître emmène une compagne, ça sera moi.

Marmouset avait chargé la Camarde de prévenir les principaux Ravageurs, ceux sur lesquels on pouvait véritablement compter, et de leur donner rendez-vous pour cette nuit-là.

Enfin, un peu avant minuit, le Notaire et Jean-le-bourreau arrivèrent les premiers.

Ils avaient sans doute les instructions du Maître ; car le premier dit à la Camarde :

– Ne te foule pas le chiffon, ma petite mère ; je crois bien qu’on n’emmènera pas de femmes.

– Ah ! ben ! merci ! fit la Pie-borgne, en se mordant les lèvres.

– Et puis, dit le Notaire, je crois que ce n’est pas précisément à deux pas d’ici que nous allons.

– Bah ! fit la Camarde.

– On s’embarquerait, que cela ne m’étonnerait pas.

– Sur la Seine ?

– Non, sur la mer.

– Je n’ai pas mal au cœur, moi, dit la Pie-borgne. On peut m’emmener… à preuve que j’ai dû partir en Californie, où, dit-on, il y a des affaires d’or à faire…

– Pour les femmes surtout, dit le Notaire.

La Camarde reprit :

– Si c’est comme ça, je ne tiens pas à en être. Je ne quitte pas mon bouchon. On y gagne sa vie.

Les Ravageurs continuaient à arriver un à un, et les commentaires allaient leur train.

Qu’était-ce que cette mystérieuse expédition ?

Chacun disait son mot.

Mais personne ne trouvait la solution.

Le Notaire et Jean-le-bourreau souriaient et disaient :

– Prenez donc patience, puisque le Maître va venir.

– Mais où est la Mort-des-braves ? demanda la Pie-borgne fortement intriguée.

– Et le Chanoine ? fit un des Ravageurs.

– Ils sont occupés, répondit sèchement le Notaire.

Mais un nouveau venu, qui s’était arrêté un moment sur le seuil de la porte, s’écria :

– Je vais vous le dire, moi !

– Ah ! tu sais où ils sont ? fit le Notaire en le regardant du coin de l’œil.

– Ils ont quitté le métier.

– Pas possible ! s’écria la Camarde.

– C’est comme je vous le dis, reprit le Ravageur. Ils se sont mis domestiques.

– Oh ! cette farce !

– Quelle colle ! murmura la Pie-borgne.

– Est-ce que tu p lanches ? dit la Camarde.

Seuls, le notaire, Jean-le-bourreau et Marmouset demeurèrent impassibles.

Le Ravageur poursuivit :

– Je ne planche pas ; c’est la vraie vérité. Je les ai rencontrés tous les deux. Le Chanoine s’est mis cocher. Il a une belle perruque poudrée avec quatre travers de doigt de galons d’or à son chapeau, et des gants blancs, et il vous conduit dans le dernier genre un de ces carrosses qu’on appelle des confortables, avec une paire de chevaux anglais qui ne sont pas piqués des vers.

Et comme les autres Ravageurs se récriaient, le narrateur continua :

– Quant à la Mort-des-braves, il se tient debout, les mains accrochées à de belles courroies brodées, derrière le carrosse.

Il a fait tailler sa barbe à l’anglaise, il a des côtelettes et le menton rasé.

Il porte une cravate blanche et une culotte courte et je vous prie de croire qu’il a des mollets.

– Mais tu te gausses de nous, mon fiston ! dit la Camarde.

– Pas du tout, la mère, je les ai vus, pas plus tard que ce matin.

– Où donc ça ?

– Dans Paris, à la porte de l’hôtel Meurice, rue de Rivoli.

– Si c’est vrai, dit un vieux Ravageur, qui avait entendu parler des aventures mondaines de Rocambole, c’est que bien sûr le Maître était dans le carrosse.

– Pas du tout.

– Alors, tu te seras trompé.

– Mais non, puisque je leur ai parlé.

– À tous les deux ?

– À tous les deux ; et que j’ai vu monter un vieux monsieur et une jeune dame dans le carrosse.

– Elle est forte, celle-là !

– Mais non, reprit froidement le Notaire, qui était demeuré silencieux jusque-là.

Tous les regards se tournèrent vers lui.

– Il doit le savoir, le Notaire, dit la Camarde.

– Je puis vous expliquer la chose, répondit celui-ci. Le vieux monsieur et la jeune dame sont ceux de Villeneuve-Saint-Georges.

– Ah ! bah !

– Nous avions cru que c’était du gibier…

– Eh bien ?

– Eh bien ! pas du tout, c’étaient des chasseurs. Il paraît que le vieux est un ami de Londres.

– Allons donc !

– Le Maître a toisé la chose d’un coup d’œil, et ils se sont associés.

– Fameux, ça ! dit Marmouset.

– Et voilà ! acheva le Notaire. Le Chanoine en cocher et la Mort-des-braves en valet de pied, c’est de la f rime à papa Rocambole, quoi !

– Bravo ! bravo !

– Un fier homme ! dit la Camarde.

La Pie-borgne prit un couteau sur le comptoir.

– Gare à qui me le dispute ! dit-elle.

En ce moment on entendit sur la berge un bruit auquel les échos voisins du cabaret de l’Arlequin étaient loin d’être habitués.

C’était le trot de quatre chevaux menés en poste, avec traits en corde, grelottières et queues de renard, postillons à grandes bottes, dont le fouet faisait rage, et dont la queue enrubannée flottait sur leur collet rouge, le tout attelé à un mail-coach de course dont le fanal éclatant projetait au loin une lumière qui éclairait les deux rives de la Seine.

Et le mail-coach s’arrêta à la porte de l’Arlequin.

Et tandis que les habitués du cabaret accouraient sur le seuil, un homme en élégant costume de voyage, exquis de manières et résumant le type le plus accompli du gentleman, descendit du mail-coach et salua les Ravageurs stupéfaits.

– Le Maître ! murmura le Notaire, ôtez donc vos casquettes, vous autres !

Tandis que le Notaire parlait ainsi, Rocambole entra dans le cabaret.

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