Les ordres de Rocambole avaient été exécutés de point en point.
La Mort-des-braves, Marmouset et le Chanoine avaient transporté les deux Indiens dans la barque.
Ceux-ci n’avaient fait aucune résistance.
D’ailleurs Rocambole les avait ficelés avec une merveilleuse adresse, et le plus habile des jongleurs indous ne serait pas parvenu sans de longs tâtonnements et de grands efforts à les débarrasser de leurs liens.
Mais ce qui causait la soumission et l’inertie de Gurhi et d’Osmanca, c’était cette terreur qu’ils avaient éprouvée en entendant retentir à leurs oreilles leur langue maternelle.
Quel était donc cet homme qui la parlait si couramment ?
Une crainte superstitieuse s’était emparée d’eux, et ils s’étaient dit tout bas tandis qu’on les emportait :
– Nous sommes tombés aux mains des fils de Sivah.
Pour expliquer ces mystérieuses paroles, il est nécessaire de dire que la religion indoue admet deux divinités, Sivah et la déesse Kâli, par conséquent, deux principes, le bien et le mal.
De même que la redoutable divinité adorée par les Étrangleurs et les fanatiques, Sivah a les siens.
Ceux-ci ont pareillement formé une secte qui s’est donné pour mission de détruire les Thugs.
Mais ces derniers ont été plus forts et, jusqu’à présent, ils ont triomphé.
Seulement, Osmanca et Gurhi ne se dissimulaient pas que les fils de Sivah avaient encore une certaine puissance, et que, en Europe et surtout en France, ils pouvaient peut-être lutter à force égale.
Cette conviction où ils étaient donc, que l’homme qui les avait fait tomber dans un piège et s’était emparé d’eux, était quelque haut personnage de la secte ennemie, devait, comme on va le voir, servir singulièrement Rocambole.
Une circonstance devait, du reste, enraciner cette conviction dans leur esprit.
Une fois dans la barque, les trois bandits recrutés par Rocambole, après avoir couché les deux Indiens dans le fond, et les avoir recouverts de la voile qu’on avait carguée après avoir démonté le mât, s’étaient mis à causer : naturellement, ils avaient parlé de Rocambole et de sa hardiesse.
Les deux Indiens ne savaient certainement pas l’argot, étant tout nouvellement arrivés à Londres ; mais ils savaient assez de français pour comprendre que les bandits parlaient de Rocambole avec une profonde admiration et un grand respect.
Marmouset disait :
– C’est un fier homme !
– C’est le maître des maîtres, répondait le Chanoine enthousiasmé.
– Et qui vous trousse un homme en deux temps, comme une cuisinière trousse une volaille, ajoutait la Mort-des-braves.
– Ça, c’est vrai, reprenait Marmouset. Et dire que c’est nous qui l’avons repêché !
– Un fameux coup de filet tout de même, dit encore la Mort-des-braves.
Et ces trois hommes se mirent à causer ainsi pendant près de deux heures.
La Mort-des-braves, de temps en temps, élevait sa tête au milieu des roseaux qui cachaient la barque et regardait dans le chemin creux.
– Il tarde à revenir, tout de même, dit le Chanoine.
– Il y a de la besogne là-haut, répondit la Mort-des-braves, qui supposait fort naïvement qu’après avoir assassiné le vieillard et sa fille, Rocambole forçait les meubles, fouillait les tiroirs et faisait main basse sur tous les objets de quelque valeur.
– S’il lui était arrivé quelque chose pourtant ? hasarda la Mort-des-braves.
– Pas de danger ! murmura Marmouset, Rocambole est plus fort que ça.
– Il y a une chose qui m’intrigue, dit la Mort-des-braves.
– Laquelle ?
– C’est cette lumière là-haut qui ne bouge pas de place.
Et il montrait la fenêtre de la chambre de Nadéïa toujours éclairée, alors que le reste de la maison demeurait plongé dans les ténèbres.
– Eh bien ! qu’est-ce que ça prouve ? dit Marmouset.
– Il me semble, dit la Mort-des-braves, que s’il avait fait le coup, la lumière changerait de place et que le maître passerait une petite revue.
– Si nous allions à son secours ? fit le Chanoine.
– Pardieu ! ajouta Marmouset.
Mais la Mort-des-braves secoua la tête.
– D’abord, dit-il, il faut garder ces deux particuliers que voilà.
– Je resterai, moi, ils sont bien attachés ; il n’y a aucun danger qu’ils fuient.
– Oui, dit la Mort-des-braves, mais vous oubliez que nous avons fait une promesse au maître.
– Laquelle ?
– Celle de lui obéir.
– Eh bien ?
– Et le maître nous a défendu de le suivre.
– Oui, fit le Chanoine, mais s’il lui arrivait malheur ?
– Bah ! bah ! fit la Mort-des-braves, on ne s’appelle pas Rocambole pour rien.
Comme il disait cela, un coup de sifflet retentit dans le lointain.
Marmouset se dressa vivement et s’écria :
– Le voilà !
En effet, un second coup de sifflet se fit entendre et une ombre noire s’agita dans le chemin creux.
C’était Rocambole qui arrivait en courant.
Il sauta dans la barque avec l’agilité d’un chevreuil qui franchit un fossé ; puis il dit à Marmouset :
– Ne détache pas l’amarre. Nous avons à causer auparavant.
– Le coup est-il fait ? demanda le Chanoine.
– Il le demande ! fit naïvement la Mort-des-braves en haussant les épaules.
Un sourire effleura les lèvres de Rocambole :
– Vous m’avez juré de m’obéir, dit-il.
– Oh ! ça, oui, dirent-ils tous trois en même temps.
– Par conséquent, je suis toujours le maître ?
– Que nous servirons fidèlement, fit le Chanoine.
– Ce n’est pas assez, dit froidement Rocambole, c’est aveuglément qu’il faut me servir.
– Aveuglément, répétèrent-ils comme un écho.
– Sans jamais discuter mes ordres, dit Rocambole.
Ils étendirent la main et dirent tous trois :
– Foi de grinches !
Quand les voleurs font un serment au nom de leur profession, il est sacré.
– C’est bien, leur dit Rocambole. Maintenant, écoutez… Je suis monté là-haut, – et du doigt il indiquait la maison, – et au lieu de trouver ce que vous croyez, j’ai trouvé des amis.
Les bandits le regardèrent avec étonnement.
– Des amis qu’il faut défendre au péril de votre vie, poursuivit Rocambole, en respectant leur propriété, bien entendu.
– C’est drôle tout de même, ça, fit la Mort-des-braves, un peu désappointé.
– Tu vas monter là-haut, toi et le Chanoine, poursuivit Rocambole, et vous direz au vieux et à la jeune femme : « Nous venons de la part du maître, pour veiller sur vous nuit et jour. »
– C’est drôle, répéta le Chanoine, mais il suffit que vous le vouliez, maître, pour que ça soit.
Rocambole ajouta : – Vous vouliez, disiez-vous hier encore, travailler dans le grand ?
– Certes, oui.
– Eh bien ! le moment n’est pas loin…
– Ah ! ah ! fit le Chanoine.
– Pour aujourd’hui, poursuivit Rocambole, je n’ai pas autre chose à vous dire. Allez ! je reviendrai demain, et malheur à vous si vous n’avez pas exécuté fidèlement mes ordres.
– Vous avez notre parole, dit la Mort-des-braves.
– C’est bien. Allez !
Et tandis que les deux bandits sautaient sur la berge, Marmouset dit à son tour :
– Et moi, maître, qu’est-ce que j’ai à faire ?
– Tu vas rester avec moi. Coupe l’amarre et filons !
Marmouset obéit, et, d’un coup d’aviron, rejeta sa barque au large.
Le courant la prit en poupe, et Marmouset se plaça à l’arrière, de façon à manœuvrer la barre.
– Tu n’as pas besoin de te presser, lui dit Rocambole, nous avons le temps.
Alors, il se pencha sur Osmanca et Gurhi, toujours immobiles au fond de la barque.
Puis, approchant ses lèvres de l’oreille d’Osmanca, il lui dit en indien :
– La déesse Kâli t’a abandonné, comme elle abandonne ses mauvais serviteurs.
L’Indien leva vers le ciel un œil résigné.
– Et Sivah m’ordonne de te tuer, ajouta Rocambole.
Osmanca ne tressaillit pas.
– Ce qui est écrit est écrit, murmura-t-il à travers son bâillon.
Rocambole avait levé sur lui ce poignard qu’il lui avait pris.
– Kâli me récompensera dans le monde des âmes, murmura le fanatique.
Rocambole laissa son bras suspendu, et s’adressant à Gurhi :
– Si le dieu Sivah te pardonnait, m’obéirais-tu ?
Le jeune homme fit un geste de dénégation ; mais la pointe du poignard toucha sa gorge, et il poussa un cri.
– Je parlerai !… murmura-t-il.