XXXIV

Ce fut comme un coup de théâtre.

Les habitants de la taverne duRoi George s’étaient levés avec étonnement en entendant les paroles de Rocambole et ils s’étaient mis à examiner curieusement cet homme qui leur était inconnu, – car il n’était encore venu qu’une fois et personne n’avait fait attention à lui.

D’un autre côté, Rocambole avait fait un pas en arrière, ébloui qu’il était de la beauté de la Bohémienne.

L’Irlandaise s’écria :

– Encore un fou qui veut mourir.

Mais Rocambole prit la main que lui tendit Gipsy et répondit :

– Je n’ai qu’une parole.

– Je vous crois, dit-elle en levant sur lui son grand œil bleu mélancolique.

Elle était belle, cette enfant, comme il est impossible à une créature humaine de l’être davantage.

Blanche et mignonne, svelte et souple, elle passait au milieu de cette fange, le front pur, comme un ange traverserait l’enfer sans même ternir ses ailes.

Et Rocambole la regardait et se disait :

– Il est impossible que cette jeune fille ressemble moralement au portrait qu’en a fait l’Irlandaise.

Elle était couverte d’oripaux, comme le sont ceux de sa profession.

Une jupe courte à paillettes serrait sa taille élégante ; un maillot emprisonnait sa jambe, qui eût enthousiasmé un sculpteur, et de sa toque bleue posée sur le sommet de la tête, s’échappait une luxuriante chevelure blonde et bouclée dont elle aurait pu se faire un manteau.

Elle avait à la main un tambour de basque dont les grelots résonnèrent un à un, comme elle passait au travers des buveurs.

– Est-ce que tu vas danser tout de même, ce soir, lui dit l’Irlandaise ?

Elle eut un sourire triste.

– Aujourd’hui, comme hier, comme demain, dit-elle. Ne faut-il pas que je gagne ma vie ?

Puis elle regarda Rocambole, et lui dit avec soumission :

– À moins que vous ne vouliez pas, vous, dit-elle, puisque vous consentez à être mon mari et que je vous dois obéissance.

– Dansez, lui dit Rocambole. Mais quand vous aurez dansé, je vous emmènerai, car il faut que nous ayons ce soir même nos accords d’épousailles.

– Je le veux bien, dit-elle.

Et elle se mit à danser, et sous ses doigts aussi agiles que ses pieds, le tambour de basque ronfla, les grelots tintèrent, et, en quelques minutes, ce fut un délire, un enthousiasme, un frémissement qui gagna l’assistance.

Les chopes demeurèrent pleines, les pipes s’éteignirent ; tous les regards s’étaient concentrés sur la danseuse, qui avait, ce soir-là, quelque chose d’inspiré.

– Maître, dit Noël en se penchant à l’oreille de Rocambole, vous savez si j’ai foi en vous…

– Après ? dit froidement le Maître.

– Eh bien ! ce soir, j’ai peur…

Rocambole haussa les épaules.

– Peur de quoi ? fit-il.

– C’est pour rire, n’est-ce pas ? reprit Noël en tremblant.

– Quoi donc ?

– Ce que vous avez dit.

– Que j’épouserai la bohémienne ?

– Oui.

– C’est très sérieux, dit froidement Rocambole.

– Vous avez pourtant entendu ce qu’on disait ?…

Rocambole fit un nouveau haussement d’épaules et répondit :

– Laisse-moi tranquille, j’ai bien autre chose à faire en ce moment qu’écouter tes niaiseries.

En effet, Rocambole suivait des yeux les mouvements de la danseuse, et, à chaque instant, son regard rencontrait le regard de sir George Stowe.

Ce dernier ne le perdait pas de vue, il avait des éclairs dans les yeux.

On aurait pu croire qu’il aimait Gipsy et qu’il était jaloux.

Au bout d’une demi-heure, la danseuse s’arrêta épuisée et haletante.

La salle croulait sous les applaudissements.

Seul, sir George Stowe n’applaudissait pas, mais ses yeux étaient comme des charbons enflammés.

Noël ne le perdait pas plus de vue que Rocambole.

– Maître, dit-il encore, cet homme vous a reconnu.

– Bah !

– Il vous regarde comme on regarde l’homme qu’on hait.

– C’est tout naturel, dit Rocambole, puisque je dois être le mari de Gipsy.

– Il l’aime donc ?

– Je ne sais pas…

– C’est peut-être lui qui…

– Mais tais-toi donc ! fit Rocambole impatienté.

La bohémienne avait pris une petite sébile de cuivre et elle faisait maintenant le tour des tables.

Les penny et les pence pleuvaient dans la sébile.

Quand elle eut fini sa tournée, elle s’approcha de Rocambole :

– Mon maître, lui dit-elle, je suis à vos ordres.

– Allons-nous-en ! fit-il.

En même temps, il se pencha à l’oreille de Noël :

– Tu me retrouveras demain chez Vanda, dit-il.

– Est-ce que vous ne m’emmenez pas avec vous ? demanda Noël avec effroi.

– Non.

– Mais… cet homme ?…

– Tu le suivras… puisqu’il te faut de la besogne, en voilà.

Noël savait qu’on n’insistait pas avec Rocambole et qu’il ne revenait jamais sur une décision prise.

Il baissa donc la tête en signe d’obéissance.

Rocambole ajouta :

– S’il entre chez lui, tu retourneras chez Vanda. S’il va partout ailleurs, tu l’attendras dans la rue et tu ne le quitteras qu’au jour.

– Oui, maître.

Rocambole prit la danseuse par le bras :

– Allons, ma fiancée, dit-il en souriant, saluez les camarades et partons.

Il y eut un murmure moitié d’étonnement et moitié d’admiration parmi les buveurs.

– Il est hardi ! murmura un matelot, celui qui avait compté sur ses doigts les fiancés morts de Gipsy.

– Il finira comme les autres, prophétisa l’Irlandaise.

– C’est ce que tu verras bien, répondit Rocambole.

Et il sortit fièrement, ayant la danseuse à son bras.

Quand ils furent dans la rue, elle lui dit d’une voix tremblante :

– Où allons-nous ?

– Où demeurez-vous ? lui demanda Rocambole.

– Dans White-Chapel.

– Demeurez-vous seule ?

– Toute seule.

– Eh bien ! allons chez vous… nous causerons.

– C’est que, dit-elle avec hésitation, il faut que je parle à ceux de ma tribu…

– Pour le mariage ?

– Oui.

Il la rassura d’un regard :

– Quand nous aurons causé, dit-il, je me coucherai comme un chien en dehors de votre porte.

– Vrai ? fit-elle.

– Je vous le jure.

Elle le regarda avec émotion :

– Oh ! non, dit-elle, je ne veux pas !

– Quoi donc ?

– Que vous soyez mon mari.

– Et pourquoi ?

– Parce qu’il vous arriverait malheur… comme aux autres…

Il eut un sourire superbe et répondit un mot bien simple cependant :

– Croyez-vous ?

Elle lui serra doucement le bras :

– Et puis vous avez l’air si bon !…

– Ah ! fit-il.

– Si honnête… si brave…

– Eh bien ?

– Je ne voudrais pas vous tromper, vous… comme les autres.

Et comme il la regardait, sa voix trembla plus fort.

– Oh ! non… dit-elle, je ne puis rien vous dire. C’est un secret de mort…

– Allons chez vous ! fit Rocambole qui eut en ce moment un accent tellement impérieux, tellement dominateur que Gipsy courba la tête et frissonna.

Cependant elle eut la force de répondre :

– Non… pas chez moi… plutôt la mort… mais où vous voudrez…

– Soit, dit Rocambole qui l’entraîna vers le pont de Londres.

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