L’Irlandaise monta sur la table et commença ainsi sa narration :
– Gipsy, comme vous le savez, est une petite fille de Bohême.
Cependant elle n’a ni le teint cuivré, ni les cheveux noirs, ni les lèvres rouges des femmes de cette race, et il y a des vieux bohémiens de sa tribu qui prétendent que c’est une enfant volée.
– Pardi ! fit un des hôtes du Roi George, c’est peut-être une fille de pair !
– Dame ! reprit l’Irlandaise, elle vous a des pieds pas plus longs que ça, et des mains à les dévorer de baisers, et jolie, avec ça !
– Voyons l’histoire des amoureux ? demanda sir George Stowe.
– Voilà huit ans que Gipsy est dans le Wapping et qu’elle loge à White-Chapel, poursuivit l’Irlandaise.
Elle en a seize aujourd’hui.
Le bohémien qui disait être son père faisait bonne garde autour d’elle.
Les amoureux se tenaient loin, dans ces dernières années, car les bohémiens jouent du couteau mieux que nous.
Un beau gentleman qui avait vu danser Gipsy lui fit offrir un palais et des chevaux.
Le vieux bohémien alla trouver le gentleman et lui dit :
– Si Votre Honneur tient à vieillir et à voir blanchir ses cheveux, il fera bien de ne plus s’occuper de Gipsy.
Le gentleman, qui craignait un coup de couteau, se le tint pour dit.
Mais voilà que le vieux bohémien est mort, il y a un an.
Un matin, Gipsy annonça qu’elle voulait se marier.
Ceux de sa tribu lui dirent :
– Choisis parmi nous celui qui te plaira.
Gipsy choisit un grand garçon, danseur de corde et hercule, qui faisait les beaux jours des jardins publics.
Vous savez comment se marient les bohémiens ?
L’alderman et le chapelain n’ont rien à y voir.
La tribu se réunit, on apporte une cruche pleine et deux verres. Les futurs époux vident la cruche, puis, quand elle est vide, ils la cassent, et les voilà mariés.
Gipsy fut mariée le jour même, puis on la conduisit en pompe à sa demeure, et on emmena, selon l’usage, son époux dans toutes les tavernes du Wapping.
À trois heures du matin seulement on lui rendit la liberté ; et il prit le chemin de la maison de sa femme.
Mais comme il allait en franchir le seuil, deux hommes cachés dans une embrasure de porte lui jetèrent un lacet au cou et l’étranglèrent.
– Et d’un ! fit le matelot.
– Trois mois après, continua l’Irlandaise, Gipsy annonça de nouveau qu’elle voulait se marier.
Un autre bohémien dit :
– Moi je n’ai pas peur, je l’épouserai !
Mais il n’eut pas le temps de célébrer sa noce.
La veille du jour fixé, on le trouva mort dans son lit.
Il avait été étranglé comme le premier.
– Et de deux ! compta le matelot.
L’Irlandaise reprit :
– Personne n’osait plus épouser Gipsy. C’était une véritable terreur dans sa tribu.
Un jour, Gipsy s’écria :
– Je veux me marier, mais je n’aime personne. Mon premier mari et mon fiancé sont morts étranglés, sans doute par l’ordre d’un homme qui m’aime et qui ne veut pas se faire connaître. Eh bien ! qu’il se nomme, et quel qu’il soit, je l’épouserai !
Or, il y avait dans White-Chapel un vieux juif qui avait beaucoup d’argent et qui venait ici tous les soirs pour voir danser Gipsy, tant il en était amoureux.
Le vieux juif fit un mensonge. Il osa dire à Gipsy :
– C’est moi qui ai fait étrangler les deux autres !
– Tu es vieux et laid, lui répondit la bohémienne, mais je n’ai qu’une parole.
Et elle mit sa main dans la main du juif.
Le soir même, le juif reçut un coup de couteau et tomba mort.
– Et de trois ! fit encore le matelot.
Un murmure courut parmi les buveurs du Roi George ; mais l’Irlandaise poursuivit :
– Vous savez, quand il y a danger de mort, il y a toujours des fous qui le bravent.
Quinze jours après, un matelot qui revenait d’Amérique et qui avait entendu raconter l’histoire de Gipsy frappa de son poing sur cette table et dit :
– Je n’ai pas peur, moi ! Si Gipsy veut être ma femme, je ne reculerai pas !
Gipsy accepta. On fixa le mariage au samedi suivant.
Le samedi est un jour de fête pour les bohémiens, à cause du sabbat.
Le matelot était un garçon vaillant. De plus, il avait beaucoup d’amis parmi les matelots de son équipage ; ils se mirent en tête de le garder à tour de rôle et de veiller sur lui, nuit et jour.
Ce qui n’empêcha pas le pauvre diable, en traversant un canal, de faire un faux pas, de tomber à l’eau et de se noyer.
– Et de quatre ! murmura le matelot comme un écho inexorable.
– L’histoire du cinquième est plus courte, dit l’Irlandaise.
C’était maître Trotty, le tavernier du pont de Londres, une manière de bœuf irlandais qui assommait un homme d’un coup de poing.
Quand il apprit que tous les fiancés de Gipsy finissaient mal, il s’écria :
– Par saint George, patron de l’Angleterre, je vais aller trouver cette bohémienne, je l’épouserai devant le chapelain et l’alderman, et je l’installerai à mon comptoir. Nous verrons bien.
– Et quand irez-vous demander la main de Gipsy ? fit un des buveurs de la taverne.
– Demain matin.
Trotty congédia ses hôtes, ferma sa boutique et se coucha, rêvant de la mignonne Gipsy.
Le lendemain, les voisins étonnés remarquèrent que la taverne demeurait fermée.
Ils frappèrent, Trotty ne répondit pas.
Les policemen avertis arrivèrent et firent enfoncer les portes.
On trouva Trotty étendu sans vie au milieu de la taverne, un lacet de soie au cou.
– Cinq ! murmura encore le matelot.
– Quant au sixième, reprit l’Irlandaise, au malheureux Radsy qui vient d’être étranglé à son tour, il ne s’était pas vanté comme les autres d’échapper au danger.
Mais il avait dit :
– J’aime Gipsy, et si elle n’est pas ma femme, j’en mourrai !
Radsy a été étranglé cette nuit à la porte de Gipsy, qu’il devait épouser demain.
– C’est fort bizarre ce que vous racontez là, dit sir George Stowe.
– Et la morale de cette histoire, dit un matelot en riant, c’est que Gipsy mourra vierge.
Mais comme le matelot disait cela, un des deux buveurs qui étaient demeurés tranquillement assis à la table voisine du comptoir se leva et dit :
– Eh bien ! moi, camarades, je n’ai jamais vu Gipsy, et je ne sais pas si elle est aussi jolie qu’on le dit, mais pour peu qu’elle me plaise, si elle veut de moi, c’est marché conclu !
À ces paroles, tous les regards se tournèrent vers le nouvel interlocuteur que personne ne connaissait.
Calcraff eut un geste de terreur derrière son comptoir.
Noël regarda son maître avec épouvante.
Car c’était Rocambole qui venait de prononcer ces étranges paroles.
Et comme on contemplait avec une curiosité mêlée de terreur cet homme qu’on voyait pour la première fois à la taverne duRoi George, la porte s’ouvrit et une femme entra, disant :
– J’accepte !
Cette femme, c’était la bohémienne Gipsy !
Elle marcha droit à Rocambole et lui tendit la main, et Rocambole recula, ébloui par la beauté de la jeune fille.