XXXVI

Gipsy continua :

– Aussi loin que peuvent se reporter mes souvenirs d’enfance, je me vois bohémienne et, pendant bien longtemps, j’ai cru appartenir réellement à ma tribu.

Faro, tel était le nom du vieux bohémien qui me servait de père et à qui je donnais ce nom.

Faro, dis-je, avait toujours prétendu devant moi que ma mère était morte en me donnant le jour.

Cependant, comme j’étais blonde et blanche, tandis que les gens de la race à laquelle je paraissais appartenir sont bruns et presque cuivrés, je trouvais cela étrange.

Les gens comme nous, vous le savez, ont bien de la peine à gagner leur vie.

Les uns dansent sur la corde, les autres disent la bonne aventure, les autres volent, quelques-uns font tous ces métiers à la fois.

Faro était, lui, le plus riche de tous.

Quand les autres cherchaient aventure pour dîner, Faro disait :

– Attendez-moi, je serai de retour dans une heure, et vous verrez…

Et Faro gagnait les beaux quartiers de Londres et revenait au bout d’une heure avec une poignée de souverains.

Quand j’eus l’âge de raison, cet argent mystérieux me fit réfléchir.

– Mon père, lui dis-je un jour, puisque nous sommes de pauvres gens, tantôt couchant en plein air, et tantôt habitant les plus hideux quartiers de Londres, comment se fait-il que vous ayez de l’argent chaque fois que cela vous plaît ?

Faro haussa les épaules et répondit :

– Cela ne te regarde pas.

J’interrogeai ceux de la tribu qui paraissaient avoir le plus d’amitié pour moi.

Les uns ignoraient les sources des bonnes fortunes de Faro, les autres gardaient le silence.

Cependant une grosse fille qu’on appelait Vénus, et qui m’avait en amitié, me dit d’un air mystérieux :

– Si tu veux savoir d’où vient l’argent que ton père rapporte, suis-le donc.

J’avais alors treize ou quatorze ans, j’étais courageuse.

– Tu as raison, dis-je à Vénus, et je ferai ce que tu me conseilles.

Nous habitions depuis quelques semaines ce taudis où vous me voyez, reprit Gipsy après avoir fait une pause.

Au lieu d’un grabat il y en avait deux.

Mon père couchait sur l’un et moi sur l’autre.

Faro ne me quittait d’ordinaire pas plus que son ombre.

Quand je dansais sur une place publique, il était là…

Quand nous allions à une de ces assemblées nocturnes que tiennent les bohémiens, il était là encore.

Cependant, le soir, quand nous rentrions, il m’enfermait à double tour et s’en allait.

Ces nuits-là, il restait dehors jusqu’au point du jour. J’avais remarqué plusieurs fois que c’était toujours aux approches des grandes fêtes chrétiennes que Faro faisait ces singulières absences.

La veille de Noël, la veille de Pâques, je passais la nuit toute seule dans ce logis.

Mais comme Faro m’enfermait et avait la clé dans sa poche, il s’en allait tranquille.

Gipsy, en cet endroit de son récit, prit Rocambole par la main et le conduisit vers l’unique croisée de la mansarde.

Cette croisée donnait sur le toit.

Il y avait entre elle et le bord du toit un espace d’un demi-pied de large à peine.

– Voyez-vous ce chemin, dit-elle. Eh bien ! je résolus un jour de passer par là. Au bout de cette corniche est une étroite fenêtre.

Cette fenêtre donne sur l’escalier et elle n’est presque jamais fermée.

– Vous avez passé par là ? dit Rocambole qui ne put se défendre d’un léger frisson.

– Oui, répondit-elle, je voulais savoir…

Nous étions à la veille de Noël.

C’est un grand jour pour Londres.

Les parents s’en vont les uns chez les autres, se souhaitant une bonne année, car c’est véritablement à cette époque que l’année commence pour les Anglais, – une bonne année et un joyeux Noël.

Les enfants trouvent à leur réveil des jouets dans un sabot qu’ils ont mis sous la cheminée en se couchant.

Les commis ont vacances, – aussi les patrons et toute la bonne ville de Londres sont en liesse.

Quand, après avoir soupé dans une taverne du quartier et avoir bu du vin, ce qui était un grand luxe pour nous, nous revînmes ici, à près de minuit, Faro me dit :

– Petite, voici Noël, couche-toi et laisse un de tes brodequins entre les deux pierres qui forment les chenets de la cheminée.

Puis, dors tranquillement.

J’ai idée que demain tu trouveras dedans un collier ou un bracelet.

Je me jetai sur mon grabat et je fermai bientôt les yeux, feignant de dormir.

Mais, au bout d’une heure, Faro, qui s’était couché, se leva sans bruit, et, persuadé que je dormais, il sortit sur la pointe du pied et ferma la porte avec précaution.

Alors, je sautai hors de mon lit et je m’affublai d’une vareuse de matelot, d’un pantalon de toile et d’un bonnet de laine que j’enfonçai jusqu’aux yeux.

Ces vêtements, que je m’étais procurés en grand mystère quelques jours auparavant, je les avais cachés sous le lit.

Et lorsque j’en fus revêtue, on aurait pu me prendre pour le petit mousse d’un navire de commerce.

Alors j’ouvris la fenêtre.

Puis, j’enjambai l’entablement et je me risquai bravement sur la corniche.

C’est si haut ici que Londres semblait tourbillonner sous mes pieds avec sa chevelure de feu.

Un moment la tête me tourna et j’eus envie de revenir sur mes pas.

Mais je voulais savoir, à tout prix, où allait celui que je croyais mon père, et je repris courage et continuai mon chemin.

J’arrivai sans accident à la croisée de l’escalier, et là, à cheval sur la rampe, je me laissai couler jusques en bas.

Faro était déjà descendu.

Mais je connaissais ses habitudes.

Faro n’entrait jamais à la maison, et n’en sortait jamais sans s’arrêter un moment chez le marchand de gin qui se trouve à la porte.

En effet, quand je fus dans la rue, je le vis accoudé sur le comptoir, un verre de wisky à la main.

Vous savez si nos rues sont noires…

Je me blottis sous le porche d’une porte et j’y demeurai jusqu’à ce que Faro sortît.

Il était pressé sans doute, car il jeta son penny sur le comptoir et ne prit pas un nouveau verre.

Puis il sortit et se mit à marcher d’un pas rapide.

Mais j’avais de bonnes jambes et je le suivis, tantôt le devançant pour ne pas éveiller les soupçons, tantôt demeurant en arrière, lorsque nous atteignions une rue large et bien éclairée.

Cela dura longtemps.

Enfin nous arrivâmes dans Haymarket et Faro s’arrêta devant une jolie maison qui était précédée d’un jardin et dont la grille était ouverte.

Faro entra sans hésitation et ne referma point la grille.

J’étais demeurée dans la rue, mais je ne le perdais pas du regard.

Il frappa à la porte qui se trouvait au fond du jardin.

Cette porte s’ouvrit, et je vis une femme fort belle encore, bien qu’elle fût très pâle et parût fatiguée, qui vint à la rencontre de Faro.

Le flambeau qu’elle avait à la main éclairait son visage, et ce visage était si doux que je ressentis soudain pour cette femme, qui m’était inconnue, une sympathie mystérieuse.

Et comme Faro entrait dans la maison et que la porte se refermait sur lui, obéissant à un redoublement de curiosité et en même temps à un sentiment dont je ne me rendais pas compte, je me glissai dans le jardin.

Gipsy s’arrêta encore, et, regardant Rocambole :

– Il faut bien que je vous dise tout cela, fit-elle, pour que vous compreniez ma terrible histoire.

– Continuez, mon enfant, lui dit Rocambole avec bonté.

Gipsy reprit :

Share on Twitter Share on Facebook