– D’ordinaire, le froid est piquant et le brouillard épais, à Londres, un soir de Noël.
C’était pourtant le contraire, ce soir-là.
Le ciel était clair et les étoiles brillaient. L’air était doux et presque tiède.
On eût dit une nuit d’été.
Quand la porte s’était refermée, j’avais vu la lumière courir derrière les croisées du rez-de-chaussée, et s’arrêter à une dernière qui était entr’ouverte.
Je m’approchai sans bruit de cette croisée.
Et alors, je vis Faro debout, son bonnet à la main, devant la femme qui était assise auprès de la cheminée.
Ils étaient dans un petit boudoir qui me parut être un palais, tant il était richement meublé et décoré.
La dame – car à sa mise on voyait bien que c’était une lady – regardait tristement Faro et lui disait :
– Tu dis donc qu’elle est grande et belle ?
– Elle vous ressemble, répondit Faro.
Des larmes lui vinrent aux yeux.
– Oh ! je voudrais la voir… dit-elle.
– Mais, madame, répondit Faro, prenez garde !… vous savez le danger que vous courez…
Elle eut un geste de douloureuse impatience :
– Je suis mère ! murmura-t-elle.
– Mais, madame, reprit Faro, ne savez-vous pas que White-Chapel est un quartier infâme où une grande dame comme vous ne saurait entrer sans être suivie ?…
Elle prit Faro par la main et reprit :
– Vois-tu, si je pouvais voir ma fille une heure… après, peu m’importerait la mort ! ils pourraient me tuer… Voyons, Faro, mon ami, ne saurais-tu trouver un moyen pour que je la voie une heure… moins que cela même ?…
Faro paraissait réfléchir :
– J’en sais bien un, dit-il, mais je n’ose vous l’indiquer, milady.
– Pourquoi ?
– Parce que vous vous trahirez… Votre émotion vous arracherait un cri… et ce cri vous perdrait…
Mais elle lui dit d’un ton impérieux :
– Parle, je veux savoir…
Faro hésita un moment encore ; mais elle avait une attitude si suppliante qu’il finit par lui dire :
– C’est demain Noël.
Ce jour-là, les bohémiens sont les bienvenus dans le Londres des riches et des seigneurs. Ils s’en vont par troupes de porte en porte, disant la bonne aventure ou dansant au son des castagnettes, et encaissant partout des pence et des penny.
Si vous le voulez, demain je conduirai Gipsy à White-Hall, et elle dansera dans le jardin ; vers deux heures, passez en voiture par là, mais ne vous arrêtez pas.
Elle pressa les mains de Faro avec reconnaissance et murmura :
– Ma fille ! ma fille ! je vais donc la voir !…
Puis elle prit une bourse et la tendit à Faro.
En même temps, elle détacha de son bras un gros bracelet d’or massif et le lui donna.
– Voilà pour elle, dit-il.
Comme Faro faisait mine de se retirer, je m’élançai hors du jardin.
J’avais les yeux pleins de larmes.
Cette femme, c’était ma mère !
Je courus depuis Haymarket jusqu’à White-Chapel sans m’arrêter.
J’avais peur que Faro n’arrivât avant moi.
Je repris le même chemin périlleux et, au risque de me tuer vingt fois, j’arrivai dans cette mansarde avant le retour de celui que j’avais toujours cru mon père.
Quand il rentra j’étais blottie sous mes couvertures et je faisais semblant de dormir.
Mais mon cœur battait violemment.
Faro se baissa vers les deux pierres du foyer et glissa le bracelet dans mon brodequin.
Je ne dormis pas de la nuit, comme bien vous pensez. J’aurais voulu être au lendemain tout de suite.
Enfin le jour arriva.
– Petite, me dit Faro, va donc voir dans ton brodequin ? peut-être y a-t-il quelque chose ?
Et lorsque j’eus trouvé le bracelet et feint une grande joie et une grande surprise, Faro ajouta :
– C’est probablement la reine qui t’envoie cela, mon enfant !
– Pourquoi donc la reine ? demandai-je.
– Afin que tu ailles aujourd’hui danser à White-Hall.
– J’irai, répondis-je.
Et, toute joyeuse, je passai le bracelet à mon bras.
Ce jour-là, en effet, vers les deux heures, Faro, qui avait recruté quelques autres Bohémiens, nous amena à White-Hall.
Bientôt la foule s’amassa autour de nous.
Les cavaliers passèrent au pas pour me voir danser, les équipages s’arrêtèrent.
Et je tourbillonnais en les regardant, et mon œil plongeant au travers des voitures, cherchait à voir la femme de la nuit précédente, c’est-à-dire ma mère. Tout à coup un cri perçant domina les applaudissements de la foule et excita une certaine rumeur parmi elle.
Ce cri, qui parvint à mon oreille, fut si perçant, si déchirant, que je cessai de danser.
En même temps un grand mouvement s’opéra dans les voitures et plusieurs s’éloignèrent.
Puis la foule se dispersa, anxieuse, et comme s’il fût arrivé un grand malheur.
Les bohémiens, mes compagnons, étaient étonnés comme moi et demandaient ce qui s’était passé.
Seul, Faro, silencieux et sombre, ne paraissait point étonné.
Mais la nouvelle, après avoir couru de bouche en bouche, nous parvint.
Une dame s’était évanouie en me voyant danser.
C’était elle qui avait poussé un cri déchirant.
Cette dame c’était lady Blesingfort, une des plus belles et des plus riches ladies des trois royaumes et fille d’un ancien gouverneur général des Indes.
Comme la cause de cet évanouissement demeurait mystérieuse, la curiosité publique se trouvait surexcitée au plus haut point.
Mais Faro qui voulait à tout prix m’éloigner de White-Hall, me prit par le bras et dit à nos compagnons :
– Allons boire du wisky…
Nous nous dirigeâmes vers le Wapping.
Seulement notre bande s’était accrue d’un nouveau camarade.
Un homme aussi bronzé que Faro, couvert, comme les hommes de notre tribu, de haillons et d’oripeaux, parlant la langue des bohémiens et connaissant tous nos signes mystérieux, s’était approché de nous, se disant bohémien d’Écosse.
On l’avait bien accueilli, d’autant mieux qu’il paraissait être seul et sans ressources.
Cet homme nous suivit à la taverne duRoi George.
Il me regardait avec une grande attention, et, plusieurs fois, il m’avait demandé mon nom.
– Vous le savez aussi bien que moi, lui répondis-je.
J’éprouvais pour lui une aversion instantanée et profonde.
Faro, au contraire, qui paraissait vouloir s’étourdir, lui fit raison, le verre en main, toute la soirée.
Quand nous rentrâmes, Faro était ivre, – ce qui lui arrivait rarement, – et le bohémien nous accompagnait toujours.
Il ne nous quitta qu’à la porte.
Faro monta l’escalier en trébuchant à chaque marche.
Puis, arrivé dans notre mansarde, il se jeta lourdement sur son lit et s’endormit d’un profond sommeil.
Alors, ma résolution fut prise.
Je quittai mes vêtements pour endosser les habits de mousse que j’avais la nuit précédente.
Puis, certaine que l’ivresse serait assez puissante sur Faro pour qu’il ne s’éveillât point avant quelques heures, je repris le chemin aventureux que j’avais déjà suivi la veille.
Je voulais revoir cette femme qui était ma mère.
Et quand je fus dans la rue, je me mis à courir si fort, que je ne remarquai pas le bohémien qui me suivait.