Que s’était-il donc passé ?
Moussami, qui n’avait plus de langue, me l’expliquait par signes. Vers minuit, croyant entendre du bruit, il était venu dans ma chambre, où je dormais profondément. Il avait vainement essayé de m’éveiller, et comme le bruit continuait, il s’était dirigé vers la porte pour appeler au secours les gens de l’hôtel.
Mais en ce moment cette porte s’ouvrit et quelque chose d’opaque fut jeté sur la tête de l’Indien par deux hommes qui entrèrent dans la chambre.
C’était une couverture de laine dans laquelle on lui enveloppa la tête pour l’empêcher de crier.
Moussami lutta énergiquement ; mais il fut terrassé.
En même temps qu’elle l’aveuglait, la couverture étouffait ses cris.
Quand il fut à terre, un des deux hommes lui lia les pieds et les mains avec cette adresse et cette dextérité qui tiennent du prodige chez les Indiens.
En même temps aussi, on lui mit un bâillon dans la bouche et on retira la couverture.
Alors Moussami put voir et entendre.
Les deux hommes étaient des Indiens de la race rouge, et à leur costume on reconnaissait tout de suite des sectaires de la déesse Kâli, c’est-à-dire des Étrangleurs.
L’un était jeune et paraissait obéir, l’autre était vieux et commandait.
Ils s’approchèrent de mon lit et me secouèrent. Mais je ne m’éveillai pas.
Le jeune eut un sourire de haine.
– Est-ce donc là, dit-il, l’homme qui a vaincu Ali-Remjeh ?
– Oui, dit le vieux.
– Si nous l’étranglions ?
– Tu sais bien que celui qui nous envoie nous a dit que notre tête répondait de la sienne.
– C’est vrai, soupira le jeune homme, mais c’est dommage.
Le vieux prit ma main dans la sienne et fit glisser l’anneau que j’avais au doigt.
Puis il examina attentivement ce bijou :
– Oui, dit-il, c’est bien cela.
Alors ils me laissèrent dormir et revinrent à Moussami.
Celui-ci avait-repris tout son sang-froid, et, au lieu d’essayer de crier, ce qui ne l’eût avancé à rien, il observait attentivement ces deux hommes, de façon à pouvoir les reconnaître plus tard.
L’un d’eux tira un poignard et le lui mit sur la gorge.
Puis il lui dit en langue indoue :
– Nous désirons t’interroger et nous allons t’ôter ton bâillon.
Il est inutile que tu cries, car tous les gens de cette maison sont gagnés par celui qui nous envoie, et aucun d’eux ne viendra à ton secours. En outre, tu ferais de vains efforts pour éveiller ton maître.
On lui a servi dans son dernier repas un narcotique dont les effets ne se dissiperont pas avant quelques heures.
L’Indien est prudent, il est calme ; il sait, après avoir résisté inutilement, feindre une résignation entière et subir la volonté de ce dieu des dieux qu’il appelle la Fatalité.
Moussami cligna ses paupières d’une manière qui voulait dire :
– Je suis prêt à vous répondre.
Alors ils lui ôtèrent son bâillon et le dressèrent contre le mur où ils l’appuyèrent.
Il était si étroitement lié qu’il lui eût été impossible de faire un mouvement.
Le bâillon ôté, le vieil Hindou lui dit :
– Tu es au service de ce blanc ?
– Oui, répondit Moussami.
– Comment se nomme-t-il ?
– Avatar.
– Sais-tu d’où il vient ?
– Non.
– Depuis quand le sers-tu ?
– Depuis huit jours.
– Tu mens.
– Je vous affirme, répondit Moussami sans s’émouvoir, que je ne suis à Calcutta que depuis huit jours.
– C’est possible. Mais tu le connaissais auparavant.
– Non.
– Tu mens, répéta le vieil Hindou.
Moussami répondit avec flegme :
– Il est impossible de dire la vérité à qui ne veut pas l’entendre.
Le vieil Hindou reprit :
– Ton maître a été un ami du rajah Osmany ?
– Je ne sais pas.
– Le rajah lui a donné un anneau ?
– Je ne sais pas.
– Cet anneau, le voilà.
– Ah ! dit Moussami, qui feignit le plus grand étonnement.
– Parle franchement, reprit celui qui l’interrogeait, si tu tiens à vivre vieux.
Moussami répliqua :
– Je ne puis pas savoir si mon maître tient cet anneau du rajah, puisqu’il ne me l’a jamais dit. Mais vous me le dites et je vous crois.
– Cet anneau, poursuivit le vieil Hindou, ton maître doit le montrer à quelqu’un.
– À qui donc ?
Et Moussami prit un air niais.
– Voilà ce que nous ne savons pas et ce que nous voulons savoir.
– Je ne puis vous le dire.
Un éclair de colère brilla dans les yeux du vieillard :
– Si tu savais le sort qui t’attend, tu parlerais.
– Je ne demande pas mieux, mais je ne sais rien.
Le vieillard eut un geste d’impatience.
Puis il se tourna vers son compagnon :
– Puisque la langue de cet homme n’est bonne à rien, dit-il, il faut la couper.
Moussami ne sourcilla point. Le jeune Indien prit à sa ceinture un poignard à lame effilée et tranchante comme un rasoir et dit :
– Je suis prêt.
Moussami essaya de briser ses liens et par un violent effort, il se rejeta en arrière.
Mais les deux Indiens se jetèrent sur lui et le terrassèrent de nouveau.
– Parle, dit le vieillard.
– Je ne sais rien, répliqua-t-il.
– Tu ne veux pas nous dire dans quel endroit de la ville demeure l’homme à qui ton maître doit montrer cet anneau ?
– Je ne le sais pas, mais le saurais-je…
– Eh bien ?
– Je ne vous le dirais pas.
– Alors qu’il soit fait ainsi que je l’ai ordonné, dit le vieillard.
Il avait posé un genou sur la poitrine de Moussami. Il lui prit le cou dans ses mains crispées et serra.
À demi étouffé, Moussami ouvrit la bouche toute grande et, profitant de ce moment, le jeune Indien y plongea sa main toute entière et lui saisit la langue.
Puis, avec l’autre main qui tenait le poignard, il la coupa.
* *
*
À partir de ce moment, Moussami ne savait plus rien.
La douleur lui avait arraché un hurlement.
Puis l’hémorragie avait amené chez lui un évanouissement.
Ma voix seule l’avait tiré de cette espèce d’anéantissement physique et moral.
Je pansai le pauvre diable comme je pus, déchirant les draps de mon lit pour en faire de la charpie.
Puis je m’écriai :
– Il faut pourtant que je sauve l’enfant du rajah Osmany et sa fortune.
Et laissant Moussami qui, du reste, était hors d’état de me suivre, je m’élançai hors de ma chambre, bien décidé à courir chez le vieil Hassan, à lui dire ce qui était arrivé et à le mettre en garde contre quiconque lui présenterait l’anneau du rajah.
Mais comme j’allais franchir le seuil de l’hôtel, deux officiers de police anglaise s’approchèrent de moi et me prirent au collet.