XII

La trappe soulevée, les pieds de Nadir abandonnèrent mes épaules et je le vis disparaître par l’issue qui lui était ouverte.

Mais, presque aussitôt après, sa tête se montra à l’orifice, et il me dit en me tendant la main :

– Viens ! cramponne-toi à mon bras.

Il était d’une force herculéenne et il me hissa en un tour de main.

Alors, quand je fus au bord de la trappe, je regardai autour de moi.

Nadir ne s’était pas trompé.

Nous étions dans une pagode.

Les pagodes consacrées à Sivah sont plus sobres de mise en scène et de peintures bizarres que celles de la déesse Kâli.

Sivah est le dieu du bien. Il ne demande pas du sang comme la farouche déesse.

Les murs de ce temple, dans lequel nous pénétrions d’une si étrange manière, étaient peints en stuc foncé. Ça et là, on voyait une statue représentant une des nombreuses femmes du dieu.

Au milieu était une image de grandeur colossale.

À ses pieds brûlait une lampe qui projetait autour d’elle une lumière assez douce en même temps qu’elle répandait un doux parfum.

Le sol de la pagode était fait de larges dalles blanches, roses et bleues, et c’était l’une d’elles que Nadir avait soulevée d’un coup d’épaule.

D’abord, je ne vis que confusément les objets qui m’environnaient et je pris les petites statues pour des personnages humains.

Puis je reportai mes yeux sur Nadir.

– Nous sommes seuls ici, me dit-il.

– Seuls ! fis-je étonné.

– Oui, me dit-il, tout seuls, au milieu de divinités de bois et de pierre.

Je reconnus alors mon erreur, et me pris à sourire.

Nadir continua :

– Nous sommes dans la pagode consacrée à Sivah, sous l’emblème de la couleuvre bleue. Ce temple est, en effet, situé sur la rive gauche du bassin de carénage, en pleine ville noire.

– Mais les voix que nous entendions tout à l’heure ? demandai-je.

– C’étaient les croyants qui disaient la prière du soir. Ils sont partis après le coucher du soleil.

– Et le prêtre ?

– Le prêtre ferme les portes extérieures, il va revenir.

– Tu l’as vu ?

– Non, mais il sera quelque peu étonné de nous voir, nous.

– Faudra-t-il jouer du poignard ?

– Oh ! non, fit Nadir, si c’est toujours celui que je crois, il nous servira au contraire.

Comme Nadir parlait ainsi, nous entendions un pas lent et mesuré retentir dans l’éloignement. Puis une porte s’ouvrit et un homme apparut portant une lampe devant lui.

Cet homme qui avait une longue robe blanche et une ceinture bleue, était tête nue.

Ses cheveux étaient blancs : il me parut avoir cinquante ans au moins, ce qui est l’âge d’un vieillard sous le ciel brûlant de l’Inde.

Les rayons de la lampe qu’il portait devant lui l’empêchèrent donc d’abord de nous apercevoir.

Mais il se dirigeait sur nous et tout à coup un bruit sourd le fit s’arrêter brusquement.

C’était Nadir qui avait laissé retomber la dalle soulevée, de telle façon qu’il était maintenant impossible de dire par où nous étions entrés.

Le prêtre muet, les cheveux hérissés, pris d’un subit effroi, regarda autour de lui.

Il nous aperçut alors.

Mon costume européen lui fit pousser un cri d’horreur.

Un chrétien ne saurait entrer dans la maison du dieu Sivah sans profanation.

Mais Nadir fit un pas et prononça un nom :

– Koureb !

Ce nom, c’était celui du prêtre qui se rassura aussitôt.

La lumière de la lampe placée près du dieu tombait d’aplomb sur le visage de Nadir.

Le prêtre le reconnut.

Et soudain, ne songeant plus à moi, il tomba à genoux et se prosterna, la face contre terre.

Ce fut alors que je me rendis compte du pouvoir immense de Nadir.

– Relève-toi et viens à moi, ordonna Nadir.

Le prêtre se releva, ramassa sa lampe, qui ne s’était point éteinte, et s’avança tout tremblant vers Nadir.

Celui-ci dit alors :

– Tu sais qui je suis ?

– Tu es le maître et moi l’esclave, répondit le prêtre.

– Alors, si je te recommande de parler, tu parleras ?

– Oui, fit-il. Ne te l’ai-je pas dit, je suis l’esclave.

Nadir accepta l’épithète.

– Esclave, dit-il, tu viens de fermer les portes du temple.

– Oui, maître.

– Et cependant, nous sommes ici.

Le prêtre témoigna un véritable ébahissement.

La pagode n’avait pourtant qu’une entrée.

– Devine par où nous sommes venus ? poursuivit Nadir.

– Sivah est puissant, répondit-il.

– Mais Sivah ne se mêle pas de mes affaires, dit Nadir.

Et, frappant du pied la dalle qui avait repris sa place :

– Nous sommes entrés par là, dit-il.

Soudain, nous vîmes Koureb pâlir et trembler.

En même temps, il attachait sur cette dalle un regard éperdu.

– Tu as promis de parler, dit Nadir.

Et il fit briller à la clarté des lampes la lame de son poignard.

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