Nous portâmes Hassan dans le palanquin et Koureb monta auprès de lui.
– Maintenant demandai-je à Nadir, où allons-nous ?
– D’abord, il faut fermer cette maison, ensuite je te conduirai chez moi.
– Tu as donc une maison à Calcutta ?
– Oui, là tu seras à l’abri de toutes les trahisons de Tippo.
Nadir prononça quelques mots dans cette langue mystique que je ne comprenais pas, et le palanquin se mit en marche.
– Où donc envoies-tu Hassan ? demandai-je encore.
– Je le confie à Koureb qui va l’emmener dans sa pagode.
Les pagodes sont inviolables, même pour les Anglais, et si puissant que soit Tippo, il n’osera pas aller l’y chercher.
Nous fermâmes la maison d’Hassan et Nadir appela d’un signe la jeune fille à qui nous avions eu affaire déjà.
– Mon enfant, lui dit-il, lorsque l’on viendra demander Hassan, vous répondrez que le bonhomme était désormais trop vieux pour travailler et que ses parents l’ont conduit dans leur propre maison pour avoir soin de lui.
La jeune fille s’inclina et Nadir lui confia la clef de la maison en ajoutant :
– Il est possible que les soldats qui sont déjà venus, prétendant que le vieux tailleur possède des trésors, reviennent à la charge.
– Vous leur donnerez cette clef et vous leur direz qu’ils peuvent fouiller à leur aise, il n’y a rien.
Nous nous en allâmes, Nadir et moi ; dans la ville blanche.
Mais avant de quitter la ville noire nous entrâmes dans un schoultry, où je pus avoir une nouvelle idée de l’importance et du crédit de Nadir.
Le maître du schoultry salua jusqu’à terre, en élevant ses deux mains au-dessus de sa tête, ce qui est, dans l’Inde, le témoignage du plus grand respect.
Nadir lui fit un signe et il nous conduisit dans une pièce reculée de sa maison où, à mon grand étonnement, je vis mon compagnon se débarrasser de ses vêtements indiens et revêtir un costume européen.
– Oh ! me dit-il en souriant, et voyant que je me montrais surpris de le voir si à l’aise sous ses habits de gentleman, cela t’étonne, n’est-ce pas ?
– En effet, répondis-je.
– Eh bien ! que dirais-tu si je te racontais que j’ai vécu à Londres ?
– Vraiment !
– Et à Paris.
Et comme je paraissais de plus en plus étonné, Nadir continua :
– Tel que tu me vois, j’ai logé à l’hôtel Meurice, dîné au Café Anglais et j’ai été aimé d’une drôlesse qu’on appelait Roumia.
À ce nom, je ne pus retenir un cri d’étonnement.
– Tu la connais ? me dit-il.
– Je ne sais. N’avait-elle pas un autre nom ?
– Oh ! si fait, elle se faisait encore appeler la Belle Jardinière.
Un nouveau cri m’échappa.
– Je vois que tu la connais, me dit Nadir. C’est une belle femme, mais la vipère noire qui frétille dans l’herbe de nos forêts et dont la blessure est mortelle, est moins dangereuse et moins perfide.
– Je le sais.
– Elle ne craint qu’un homme.
– Ah !
– Et cet homme, c’est moi.
– Toi ! fis-je avec un redoublement de surprise, elle te craint ?
Un sourire passa sur les lèvres de Nadir.
– Je te conterai tout cela, quand nous serons dans ma maison.
Et il compléta sa métamorphose.
Il y a des Indiens de deux races dans l’Hindoustan.
Les uns purs de toute alliance avec la race européenne, sont cuivrés.
Les autres, dont les ancêtres ont épousé des Anglaises sont blancs.
Quand Nadir, qui était de ce nombre, eut revêtu sa veste blanche, son large pantalon d’étoffe rayée et mis ses gants, on l’eût pris pour un véritable Anglais.
– Maintenant, me dit-il, allons-nous-en !
Et nous quittâmes le schoultry.
Nous entrâmes dans la ville blanche qui étincelait de lumières.
Calcutta est éclairé, comme Londres, par des torrents d’hydrogène.
Au bout de la rue du Gouvernement, qui est la plus large et la plus belle de celles du quartier européen. Nadir s’arrêta devant la grille d’un vaste jardin.
Nadir tira une clef de sa poche et l’introduisit dans la grille, qui s’ouvrit.
Au bruit qu’elle fit en se refermant, deux Indiens accoururent.
Ils portaient la livrée orientale que tout gentleman opulent donne à ses serviteurs, une veste rouge et blanche et un pantalon de même couleur.
À la façon dont ils saluèrent Nadir, je compris que pour eux ce n’était qu’un gentleman et qu’ils ignoraient non-seulement sa race, mais encore son titre de chef des Fils de Sivah.
Les deux Indiens portant des flambeaux éclairèrent notre marche à travers le jardin.
Nadir se dirigea vers la maison et me fit traverser un vestibule spacieux, dallé de marbre, au milieu duquel se trouvait une fontaine.
Puis il poussa une porte, à gauche, et je me trouvai au seuil d’un véritable salon anglais.
Nadir me dit alors en m’invitant à m’asseoir sur un canapé, auprès d’un guéridon.
– Nous allons prendre le thé, et je te raconterai mes amours avec la Belle Jardinière.
En même temps, il donna des ordres en anglais.
Cinq minutes après le thé était servi, et Nadir commençait ainsi son récit.