Il ne fallait donc plus songer à faire usage du breuvage que j’avais préparé.
D’un autre côté je ne voulais me livrer à aucun acte de-violence.
Je me crois doué d’un grand esprit de justice et je me disais qu’après tout Roumia avait bien le droit de mettre une condition quelconque à ses faveurs.
Mais quel était cet homme hâve, pâle, décharné, cet homme qui n’avait plus rien d’humain et dont elle paraissait être le bourreau ?
C’était là ce que je voulais savoir à tout prix.
Il était évident pour moi que les fleurs nouvelles auraient, comme les autres, le pouvoir funeste de corrompre peu à peu l’atmosphère et de m’enivrer de nouveau.
– Mais comment leur résister ?
Je fis toutes ces remarques, toutes ces réflexions en quelques minutes ; et mon parti fut bientôt pris.
Les jardinières étaient placées devant les croisées.
Celles-ci se trouvaient masquées par d’épais rideaux de soie.
J’écartai une des jardinières et je me glissai sous les rideaux.
J’avais au doigt un diamant taillé à facettes.
Avec ce diamant, je coupai un des carreaux lestement et sans bruit, et l’air extérieur pénétra à flots dans le boudoir.
Je posai la vitre coupée par terre, je refermai les rideaux, replaçai la jardinière et retournai m’asseoir sur le divan qui garnissait un des panneaux du boudoir.
Roumia n’avait point paru encore.
Il me sembla même que je l’attendais plus longtemps que les deux jours précédents.
Enfin la porte s’ouvrit et elle entra.
Mais cette fois, le sourire avait abandonné ses lèvres et son œil était irrité.
Néanmoins elle vint s’asseoir auprès de moi et me dit froidement :
– Sir Arthur Goldery, vous êtes un lâche.
À ce mot je me levai tout frémissant.
– Madame… balbutiai-je.
– Vous êtes un lâche, poursuivit-elle en me contenant d’un geste impérieux, parce qu’après avoir accepté la situation que je vous faisais, vous avez manqué à la promesse que j’avais exigée de vous.
Je la regardais avec une sorte d’étonnement.
– Oh ! dit-elle avec un ricanement féroce qui me rappela l’accent qu’elle avait eu la veille, tandis que le fantôme la suppliait et que moi je m’endormais, ah ! vous avez voulu savoir !…
– Eh bien ! oui, lui dis-je.
– Vous avez coupé un carreau. Cette nuit, poursuivit-elle, vous ne vous endormirez point. Cette nuit, vous verrez le fantôme.
Et elle riait d’un rire menaçant en parlant ainsi.
– Vous le verrez, reprit-elle, mais ce sera pour la dernière fois.
Les reproches de cette femme étaient justes. Je n’avais pas le droit de sonder les mystères que j’avais promis implicitement de respecter.
Roumia reprit :
– Ah ! vous voulez savoir, sir Arthur Goldery, quel est l’homme que je torture ? Eh bien ! soyez satisfait. Cet homme m’aime et, par amour pour moi, il a tué l’homme que j’aimais. Êtes-vous satisfait ?
J’eus honte de ma curiosité et je compris cette femme, alors.
– Pardonnez-moi, lui dis-je, je vous jure que désormais…
Elle m’interrompit avec son éclat de rire moqueur.
– En vérité ! me dit-elle, tu parles d’avenir, comme si l’avenir était fait pour toi.
Et soudain elle saisit un gland de sonnette et le tira violemment.
Que voulait-elle faire ?
Tandis que je la regardais, stupéfait, elle me dit :
– Sir Arthur Goldery, je n’aime pas que mes secrets courent le monde. Vous allez mourir…
À son coup de sonnette la porte s’était ouverte et deux hommes s’étaient jetés sur moi.
Je suis robuste, comme tu sais, mais l’agression avait été si rapide, si inattendue, que je n’avais pas eu le temps de me mettre sur la défensive.
En quelques secondes, je me trouvai terrassé, garrotté et réduit à l’impuissance.
Je n’avais pas même eu le temps de voir mes agresseurs.
Roumia leur dit :
– Vous savez que je n’aime pas le sang : étranglez-le.
L’un d’eux me passa autour du cou ce même foulard qui, tout à l’heure, me couvrait les yeux.
Mais au moment où il allait m’en faire un collier mortel, mes yeux rencontrèrent les siens.
Un double souvenir traversa son esprit et le mien, et un nom jaillit de mes lèvres :
– Nagali !
– Le maître ! répondit-il.
Et sa main lâcha le foulard.
En même temps, il se tourna vers son compagnon et répéta en langue indienne :
– Le maître !
Et Roumia stupéfaite vit ces deux hommes me débarrasser de mes liens et, tandis que je me levais, tomber à genoux devant moi en posant la main sur leur cœur en signe de soumission et de respect.
– Misérables ! s’écria-t-elle, que faites-vous ?
– C’est le maître, répondit Nagali.
Et me regardant, il me dit :
– Veux-tu que je tue cette femme ?
Mon œil étincelait.
Je n’étais plus sir Arthur Goldery. J’étais Nadir l’Indien, et Roumia, courbée sous mon regard, demandait grâce à son tour.