– Les rôles étaient changés, poursuivit Nadir, elle était l’esclave et j’étais le maître.
Nagali, après m’avoir délié, après être tombé à mes genoux, tira un poignard et me dit :
– Faut-il tuer cette femme ?
– Non, lui dis-je, va-t’en ! si j’ai besoin de toi je t’appellerai.
Nagali et son compagnon sortirent.
Alors je me trouvai seul avec Roumia.
Pour la première fois de sa vie peut-être cette femme tremblait.
Palpitante sous mon regard, comme la colombe sous l’œil de l’épervier, elle se tenait immobile devant moi et semblait attendre que j’eusse prononcé sa condamnation.
Je lui mis la main sur l’épaule et lui dis :
– Pour qui donc m’as-tu pris ?
Elle leva les yeux et toute frissonnante :
– Je ne sais pas qui tu es, répondit-elle, mais jamais je n’ai éprouvé sous le regard d’un homme ce que je ressens sous le tien.
Un sourire me vint aux lèvres.
– Comment ces deux hommes sont-ils à ton service ? lui demandai-je.
– Je les ai ramenés de l’Inde.
– Tu es donc allée dans l’Inde ?
– Oui.
– Quand donc ?
– Il y a cinq ans.
– Dans quel but ?
– Dans le but d’y apprendre la science des parfums et des poisons.
– Pour torturer sans doute cet homme que j’ai entrevu la nuit dernière ?
– Oui.
– Eh bien ! parle, lui dis-je, je veux tout savoir…
Elle se tenait toujours courbée devant moi et son sein soulevé, son front pâle, témoignaient de la crainte que je lui inspirais.
Enfin, elle parut faire un violent effort sur elle-même.
– Qui donc es-tu, me dit-elle enfin, en osant me regarder, toi devant qui s’agenouillent les hommes que je croyais m’appartenir corps et âme ?
– Je ne suis pas un Anglais, répondis-je, je me nomme Nadir.
Et comme ce nom ne paraissait produire sur elle aucune impression, je lui dis :
– Demande à Nagali qui je suis, il te le dira.
En même temps, j’ouvris toute grande la croisée dont j’avais coupé une vitre ; et je penchai mon front en dehors pour respirer l’air de la nuit.
Cette fenêtre donnait sur un vaste jardin.
– Où suis-je ici ? lui demandai-je.
– Chez toi, me répondit-elle.
Il y avait dans sa voix un sombre enthousiasme.
Évidemment cette femme reconnaissait ma supériorité, et après s’en être indignée, elle éprouvait pour moi ce sentiment bizarre de soumission, d’amour et de respect que le vainqueur inspire quelquefois au vaincu.
– Je veux sortir d’ici, lui dis-je.
Elle leva sur moi des yeux ardents.
– Qui que tu sois, me dit-elle, parle, je serai ton esclave.
– Tu as voulu ma mort, je ne t’aime plus.
Elle se prosterna devant moi.
– Veux-tu que je te suive comme un chien ? me dit-elle.
– Non, je veux sortir, répétai-je d’un ton impérieux.
Elle poussa un soupir et je vis des larmes briller dans ses yeux.
Mais je la repoussai et je me dirigeai vers la porte.
En même temps je criai :
– Nagali !
Nagali revint.
– Conduis-moi hors de cette maison, lui dis-je.
Alors, au moment de franchir le seuil, je me retournai et je vis Roumia agenouillée en me contemplant.
Mais je sortis.
Nagali voulut me suivre ; je le renvoyai quand je fus dans la rue.
– Reste au service de cette femme, lui dis-je.
– Vous ne voulez donc pas que je la tue ?
– Non.
Et je m’en allai.
La maison dans laquelle on m’avait conduit les yeux bandés trois nuits de suite, était située dans les Champs-Élysées. Je pus m’en convaincre en sortant.
Je descendis l’avenue à pied et tout en regagnant l’hôtel Meurice, je me disais :
– J’ai déloyalement agi avec cette femme. La vengeance est un droit sacré.
Pourquoi deviendrais-je le protecteur du-meurtrier ? pourquoi entraverais-je les projets de Roumia ?
Et je me fis le serment de ne plus la revoir et de ne point me mêler de ses affaires.
Elle avait voulu me faire étrangler par Nagali. Cela suffisait, à ce moment-là du moins, pour me laisser croire que j’étais guéri de mon amour.
Mais je me trompais.
Le lendemain, le souvenir de Roumia m’assiégea, et je luttai pendant trois jours contre la tentation de retourner chez elle.
Enfin, le quatrième jour, ma porte s’ouvrit un matin, et Roumia entra.
Mais, dit Nadir, en cet endroit de son récit, je te dirai la suite de cette histoire et ce que j’attends de toi, le jour où tu t’embarqueras pour l’Europe.
Il est tard, tu dois avoir besoin de repos.
Ensuite, demain il faut songer à avoir le trésor du rajah Osmany.
Et Nadir appela les Indiens qui nous servaient et leur commanda de me conduire dans l’appartement qui m’était destiné.