Comme Roumia était parfaitement renseignée par avance sur la fortune du major Linton et qu’elle avait joué une véritable comédie en paraissant en douter, elle ne manifesta ni surprise, ni admiration à la vue de tant d’or accumulé.
– C’est bien, dit-elle en regardant Tippo-Runo, vous êtes vraiment riche !
– Ah ! vous trouvez ?
– La preuve en est que je reste avec vous.
Un sourire passa sur les lèvres de Tippo-Runo.
– Je l’espère bien, dit-il ; et puis, vous voudriez partir maintenant qu’il serait trop tard.
– Vraiment ?
– Sans doute. Je vous le prouverai tout à l’heure. Venez avec moi.
Il fit un signe à John Happer, qui remonta et referma le panneau.
– Conduis-nous, lui dit-il alors, dans la cabine de madame.
John Happer passa devant et traversa l’entrepont dans toute sa longueur.
Là, il poussa une autre porte, et la Belle Jardinière se trouva, non au seuil d’une cabine de marin, mais d’un boudoir de petite maîtresse.
Les boiseries étaient recouvertes d’une étoffe de Smyrne aux tons harmonieux et d’un merveilleux coloris.
Un épais tapis jonchait le sol.
Pour meubler ce réduit de six pieds carrés, on avait dévalisé les magasins les plus opulents de l’ébénisterie anglaise.
C’était un palais en miniature.
Tippo-Runo s’enferma avec Roumia et lui dit alors :
– Voilà votre demeure, chère amie.
– Comment ! ma demeure ?
– Sans doute.
– Provisoire, j’imagine ?
– Pour deux ou trois mois.
– Hein ?
– Nous allons voyager.
– Bah !
– Que vous importe, puisque je suis riche…
– C’est vrai, dit-elle ; mais je ne me trouve pas très grandement logée.
– Quand nous serons en pleine mer, vous pourrez monter sur le pont.
– Où allons-nous ?
– C’est ce que je ne puis vous dire aujourd’hui.
– Et… à quand le départ ?
– Demain soir, un peu avant le coucher du soleil, si le vent se maintient et si le temps est beau.
– Alors je puis retourner à terre aujourd’hui.
– Non, certes.
– Pourquoi donc ?
– Mais parce que vous avez maintenant mon secret et que mon secret ne doit pas courir les rues de Londres.
Elle haussa les épaules :
– Croyez donc à l’amour des hommes ! murmura-t-elle.
– L’amour n’exclut pas la défiance, répondit-il avec cynisme.
Elle ne répondit rien et parut se résigner à cette captivité momentanée.
– Cela ne doit pas nous empêcher de souper.
– Qui donc nous servira ?
– John Happer.
– Qu’est-ce que John Happer ?
– Le capitaine de ce navire, qui m’appartient, comme lui, John Happer, m’appartient également.
– Ah !
Tippo-Runo frappa du poing sur la cloison.
John Happer accourut.
– Donne-nous à souper ! dit Tippo-Runo.
Cinq minutes après, le capitaine, devenu provisoirement domestique, roulait devant lui une table toute servie.
– Maintenant, laisse-nous… ordonna Tippo.
Mais comme John Happer se retirait, Roumia l’arrêta d’un geste.
Et regardant Tippo :
– Est-ce que vous ne me rendrez pas ma tourterelle ?
Les prisonniers, depuis Pélisson, ont le droit de charmer leur solitude et leur captivité par la compagnie d’un animal quelconque, fût-ce une araignée.
– Qu’à cela ne tienne ! dit Tippo.
Et il s’adressa à John Happer.
– Prends le canot, dit-il, et va chercher la tourterelle de madame.
John Happer disparut et Tippo-Runo se mit tranquillement à souper.
Ce n’était pas une raison parce qu’il changeait d’habitation pour que Tippo-Runo changeât rien à ses habitudes.
Il soupa comme à l’ordinaire et but pareillement.
À deux heures du matin, il était ivre-mort et roulait sous la table.
Alors Roumia se leva et courut à la porte.
Mais cette porte était fermée en dehors.
Elle eût inutilement brisé ses ongles pour essayer de l’ouvrir.
Sous la soie aux couleurs chatoyantes, il y avait du chêne ferré et massif.
– Prisonnière ! murmura-t-elle avec colère. Il faut pourtant que le maître sache que Tippo part demain.
À trois heures du matin, une clef tourna dans la serrure.
C’était John Happer qui revenait, portant à la main la cage et la tourterelle endormie.
Il jeta un regard sur Tippo-Runo, secoua la tête et murmura :
– Le canon de l’amirauté ne le réveillerait pas, il faut attendre.
– Vous avez quelque chose à lui dire ?
– Oui.
– D’important.
– Très important. Mais ça ne fait rien.
Et il sortit, refermant la porte avec précaution.
Mais la cabine avait une fenêtre, c’est-à-dire un sabord.
Roumia l’ouvrit et l’air de la nuit entra frais et humide dans la cabine.
Puis elle regarda Tippo, toujours étreint par l’ivresse.
Tippo ne devait s’éveiller que dans deux ou trois heures.
La Belle Jardinière tira de son sein un carnet, en arracha une feuille et, avec un crayon, traça dessus ces mots :
« Je suis à bord d’un navire dont j’ignore le nom. Mais le capitaine se nomme John Happer. Les trésors sont dans la cale.
« Nous levons l’ancre demain soir. À bon entendeur, salut !
ROUMIA. »
Ce billet écrit, elle attendit patiemment.
Bientôt un rayon de faible clarté entra dans le sabord.
Alors la tourterelle, qui dormait la tête sous son aile, s’éveilla et se mit à roucouler.
Roumia attacha le billet sous son aile, la prit sur son doigt et l’approcha du sabord.
Et la tourterelle s’envola.
Tippo dormait toujours.
Mais la tourterelle n’alla pas loin sans doute, car moins d’une heure après, elle était de retour.
Au billet de Roumia, on répondit par un autre, et il ne contenait que ces trois mots :
Tout est prêt.
Roumia caressa l’oiseau et le remit dans sa cage.
En ce moment Tippo-Runo commença à s’agiter sur le lit de repos où il était étendu.
L’ivresse se dissipait, et un sourire vint aux lèvres de la Belle Jardinière, qui murmura :
– Il était temps !