Pendant toute la journée, Roumia ne revit pas le major.
Elle ne sortit pas de sa chambre, bien que Neptuno lui eût offert de la laisser descendre au jardin pour prendra l’air.
Une heure après son départ, la colombe était revenue.
Elle s’était abattue sur le rebord de la croisée demeurée ouverte.
Le billet que Roumia avait attaché au ruban qui lui servait de collier avait disparu.
En revanche, le gentil volatile avait sous l’aile un autre billet qui ne renfermait que ces deux mots :
On veille.
La journée s’écoula. À l’entrée de la nuit, Tippo-Runo revint.
Le brouillard, par extraordinaire, était moins épais que les jours précédents, et la Belle Jardinière put apercevoir fort distinctement, sur la Tamise, le canot dans lequel Tippo-Runo était venu.
Deux matelots le montaient.
Car ce n’était point une de ces barques plates qui font le service entre les deux rives du fleuve et servent à transporter les ouvriers des ports.
C’était le canot d’un navire de commerce, et sur la proue on lisait en lettres blanches, sur un fond noir, le nom de West-India.
– Chère belle, dit le major en entrant, êtes-vous toujours décidée ?
– Toujours.
– Vous voulez voir mes trésors ?
– C’est à cette condition seulement, répondit-elle, que je ne vous quitterai pas.
– Qu’il soit donc fait ainsi que vous le désirez.
Et le major déposa sur un meuble un petit paquet qu’il avait sous le bras.
– Qu’est-ce que cela ? demanda la Belle Jardinière.
– Vous allez voir.
Tippo-Runo développa le paquet, et Roumia vit un capuchon de grosse laine qui devait se serrer autour du cou par une gaine, et au milieu duquel était percé un trou unique.
Ce trou était placé, non vis-à-vis les yeux, mais en face de la bouche.
Il était destiné, non à voir, mais à respirer.
– Que voulez-vous donc faire de cela ? fit Roumia.
– C’est une coiffure que je vous apporte.
– À moi ?
– Sans doute.
– Mais dans quel but ?
– Ne vous ai-je pas dit que je m’entourais de quelques précautions ?
Et Tippo eut un sourire railleur.
– Je suis persuadé, reprit-il, que quand vous verrez mes trésors, vous les trouverez respectables ; mais enfin, il faut tout prévoir. Vous pouvez avoir un regain d’amour pour l’homme dont vous me parliez ce matin.
– Eh bien ?
– Et m’abandonner, si riche que je sois… Je ne veux pas que vous puissiez savoir en quel lieu je vous ai conduite.
– Voilà qui m’est parfaitement indifférent, dit-elle.
Et elle tendit complaisamment la tête à Tippo-Runo pour qu’il la couvrît du capuchon.
Mais auparavant elle avait jeté, par la croisée ouverte, un rapide regard sur la Tamise.
À vingt brasses du canot que montait tout à l’heure Tippo-Runo était amarrée une grosse barque pontée, de celles qui servent à transporter du charbon.
Cette barque était là depuis peu, car Roumia la voyait pour la première fois.
Un homme qui fumait était sur le pont et tenait la barre.
L’unique voile carrée de la grosse barque s’enflait péniblement.
– Si ce sont eux, pensa Roumia, ils auront de la peine à nous suivre.
Tippo lui mit le capuchon sur la tête, et elle n’opposa aucune résistance.
– Maintenant, dit-il en la prenant par la main, suivez-moi.
Roumia descendit l’escalier, soutenue par Tippo-Runo, elle foula le sable du jardin, puis le sol humide de la berge.
Alors Tippo la prit dans ses bras et l’assit au fond du canot.
Puis d’un ton de commandement :
– Nagez ! dit-il aux deux matelots.
Le canot se mit en marche, et comme il passait auprès de la grosse barque à charbon, l’homme qui se tenait à la barre et que Roumia avait aperçu de la fenêtre, cet homme, disons-nous, tourna la tête, de manière que Tippo-Runo ne pût le voir.
Non seulement Tippo-Runo ne put le voir, mais encore, cette lourde embarcation qui ressemblait à toutes celles qui transportent le charbon sur la Tamise, n’attira nullement son attention.
Il ne vit pas même un gros chien de Terre-Neuve, noir et blanc, qui se tenait à l’avant de la barque.
Le canot filait bon train ; en quelques minutes, il eut pris sur la grosse banque une avance considérable.
Mais alors l’homme qui fumait fit un signe et le chien tomba à l’eau.
Puis, nageant sans bruit, plongeant quelquefois, l’intelligent animal se mit à suivre le canot.
* *
*
Cependant Roumia étouffait sous son capuchon, et se trouvait plongée dans les ténèbres les plus épaisses.
Mais elle était résolue à aller jusqu’au bout.
D’ailleurs n’obéissait-elle pas à celui qui était devenu son maître, en vertu d’un pouvoir mystérieux ? Rocambole ne lui avait-il pas ordonné de découvrir à tout prix le lieu où Tippo-Runo cachait ses trésors ?
La traversée fut longue.
Pendant plus d’une heure, Roumia entendit le bruit des avirons qui frappaient l’eau, avec une régularité indiquant qu’ils étaient maniés par de vrais marins.
Puis enfin, le canot s’arrêta et un léger choc apprit à Roumia qu’il venait d’accoster un navire.
En même temps, Tippo-Runo la reprit dans ses bras.
Elle se sentit enlever, et, aux oscillations qu’elle éprouva, elle comprit que son guide, tout en la portant d’une main, se cramponnait de l’autre à l’échelle de tribord.
Enfin il toucha le pont.
Un homme qui attendait Tippo-Runo en haut de l’échelle lui dit :
– Tout est prêt, monseigneur.
– Nous sommes seuls ?
– Absolument seuls. J’ai envoyé tous mes hommes à terre.
– Et la cabine ?
– Elle est disposée selon vos ordres.
– C’est bien, dit Tippo.
Roumia entendait tout cela, mais elle ne voyait rien.
Tippo l’entraîna jusqu’au grand panneau.
Ce ne fut que lorsqu’elle eut traversé le faux-pont qu’il lui dit :
– Maintenant, vous pouvez ôter votre masque…
Roumia put alors regarder autour d’elle.
Elle vit l’homme qui avait adressé la parole à Tippo-Runo en l’appelant monseigneur.
C’était John Happer, le capitaine du West-India.
Le navire paraissait désert.
– Chère belle, dit Tippo-Runo, vous allez voir que je ne suis pas un aventurier.
Il la fit entrer dans la cabine de John Happer.
Sous le lit, il y avait une natte indienne.
En soulevant cette natte, on mettait à découvert un panneau de boiserie.
Tippo pressa un ressort, le panneau s’ouvrit.
Alors Roumia put voir une excavation profonde ménagée entre la cale et l’entrepont.
John Happer, qui tenait une lanterne à la main, descendit dans cette cachette, et soudain, aux rayonnements de cette lanterne, elle parut s’enflammer.
C’étaient les monceaux d’or et de pierreries qui flamboyaient.
– Eh bien ! suis-je un aventurier ? répétait Tippo Runo d’un ton moqueur.