Cependant le calme le plus grand avait régné à bord du West-India, durant toute la journée.
Joseph Couturier, le nouveau chef de timonerie, était arrivé vers midi avec son équipage et il avait remis à Tippo-Runo le billet que John Happer avait écrit sous le poignard de Rocambole.
Ce billet n’avait inspiré aucune défiance à Tippo-Runo.
Il s’était même dit que si John Happer restait à terre, c’était uniquement pour assurer l’arrestation de Rocambole.
Tandis qu’il était sur le pont, Roumia, demeurée seule, s’était empressée d’écrire deux lignes à Rocambole pour l’avertir du danger qu’il courait, et de les confier à l’intelligent volatile, qui avait pris sa volée par le sabord.
Une heure, puis deux, puis une partie de la journée s’étaient écoulées.
La colombe ne revenait pas.
Tippo-Runo descendit dans la cabine et dit à Roumia :
– Je vous engage à monter sur le pont : il fait un temps superbe, et vous pourrez faire vos adieux à Londres.
Roumia le suivit.
La première personne qu’elle aperçut fut Marmouset.
Elle respira.
Marmouset profita d’un moment où Tippo-Runo causait avec le chef de timonerie pour passer derrière elle et lui glisser ces mots :
– Le maître ira à bord cette nuit. Soupez de bonne heure. Narcotique.
Elle fit un léger signe de tête et rejoignit Tippo-Runo.
La colombe ne revenait pas ; mais les paroles de Marmouset avaient rassuré Roumia.
À six heures du soir, Tippo dit à Roumia :
– Nous partons.
– Ah ! fit-elle avec indifférence.
– Nous allons sortir du bassin et demain matin nous descendrons à la mer.
En effet, Joseph Couturier donnait des ordres, obéissant au faux John Happer dont Tippo-Runo approuvait les instructions ; on hissait les ancres, et bientôt le West-India sortit majestueusement du bassin des docks et descendit la Tamise.
Il était nuit, lorsqu’il s’arrêta à l’endroit indiqué.
Roumia avait trouvé le moyen d’échanger quelques mots avec Marmouset, qui n’inspirait, du reste, aucune défiance à Tippo-Runo.
– Le maître court un grand danger, lui avait-elle dit.
– Un danger ?
– Oui, John Happer est à terre.
– Je le sais.
– Et il l’a dénoncé…
Marmouset eut un sourire :
– John, Happer n’est pas à craindre, dit-il.
– Vous croyez ?
– J’en suis sûr, car il est en notre pouvoir.
Cette réponse rassura Roumia.
– Mais ma colombe n’est pas revenue, dit-elle.
– C’est que le maître l’aura gardée, jugeant, inutile d’éveiller les soupçons de Tippo-Runo. Il vous la rapportera.
À dix heures du soir, Tippo-Runo demanda à souper et s’enferma avec la Belle Jardinière dans la cabine dont il avait fait pour elle un véritable palais.
– Ma toute belle, dit-il à Roumia, il est fort possible que lorsque John Happer montera à bord, je sois déjà parti pour ce pays des songes dans lequel le vin de Porto me sert de guide quotidien.
– Si vous avez des instructions pour lui, laissez-les-moi, répondit Roumia.
– Je veux qu’il attende mon réveil pour lever l’ancre.
– Vous serez obéi, dit Roumia.
Tippo se mit à table, but et mangea comme à l’ordinaire.
Il ne s’aperçut pas que, dans son dernier verre de porto, Roumia laissa tomber une pincée de poudre noirâtre.
C’était le narcotique prescrit.
Et à peine eut-il vidé ce dernier verre, que Tippo-Runo se renversa brusquement sur le divan où il était assis et ferma les yeux.
Alors Roumia ouvrit la porte de la cabine et Marmouset entra.
– Il dort pour quarante-huit heures au moins, dit-elle, en souriant, et les deux canons qui sont sur le pont pourraient éclater à ses oreilles, il ne se réveillerait pas. Quelle heure est-il ?
– Minuit, dit Marmouset.
– Alors, le maître ne peut tarder…
– Je l’espère.
Roumia et Marmouset laissèrent Tippo-Runo ivre-mort dans la cabine et montèrent sur le pont.
La nuit était claire et la lune brillait au ciel.
Une barque descendait la Tamise et semblait venir droit sur le West-India.
– Voilà le maître, murmura Marmouset.
Tous deux attendirent pleins d’anxiété. La barque approchait.
Elle passa près du navire et ne s’arrêta point.
Ce n’était pas lui.
– Il me semble, dit le maître timonier, s’approchant à son tour de Marmouset, que le maître se fait attendre. Il est plus de minuit.
Marmouset ne répondit pas. L’inquiétude commençait à le gagner, d’autant plus qu’il se souvenait maintenant que John Happer était arrivé à la Taverne du roi George en disant qu’il revenait de l’amirauté.
Les heures s’écoulaient.
Plusieurs barques descendaient le fleuve, mais aucune n’accostait le West- India.
Et Rocambole ne paraissait pas.
– Oh ! s’écria tout à coup Marmouset, il est arrivé malheur au maître, certainement.
– Je le crains, murmura Roumia, non moins anxieuse.
– Je vais aller à terre, continua Marmouset. Il faut que je le retrouve.
Et s’approchant de Joseph Couturier :
– Fais mettre le canot à l’eau, lui dit-il.
Mais en ce moment, on entendit un battement d’ailes dans les airs, et, levant la tête, à travers les premières clartés de l’aube, Marmouset et Roumia aperçurent un oiseau qui planait au-dessus du pont.
– Ma colombe ! s’écria Roumia.
– Un message du maître, exclama Marmouset joyeux. La colombe se reposa d’abord sur le grand mât, puis elle descendit en voletant et vint s’arrêter sur l’épaule de Roumia.
Elle avait un billet sous l’aile.
Tous deux s’en emparèrent et Marmouset lut d’une-voix émue, ces lignes tracées au crayon :
« Je suis prisonnier. Mais percer un mur de prison n’est pour moi qu’un jeu ; ne vous inquiétez pas de moi.
« Jetez à fond de cale Tippo-Runo endormi.
« Levez l’ancre et faites voile pour le Havre.
« Je vous rejoindrai.
« ROCAMBOLE. »
– Que faire ? murmura Roumia.
– Obéir, répondit gravement Marmouset. Est-ce que le maître a jamais manqué à sa promesse ? Il nous rejoindra. Partons.
Et le West-India se couvrit de voiles et descendit majestueusement la Tamise, emportant Tippo-Runo endormi et les trésors volés par lui.