Nous l’avons dit, John Happer était prudent, il tenait à la vie, et, en dehors de son métier de marin, il ne s’exposait pas à la légère.
Aussi, en présence du stylet de Rocambole, se laissa-t-il garrotter de la meilleure grâce du monde.
Calcraff, qui ne se mêlait de rien, eut cependant l’obligeance de prendre un flambeau pour éclairer Rocambole, le maître timonier et Marmouset dans l’escalier de la cave.
Dix minutes après, John Happer avait pour domicile une futaille vide, en perspective un coup de poing de Calcraff s’il criait, et pour espérance la promesse de la liberté dans dix jours.
Cela fait, Rocambole et ses deux compagnons remontèrent dans la salle, firent disparaître toute trace de lutte et attendirent les dix matelots qui arrivèrent bientôt à la file.
Le timonier les présenta au faux John Happer l’un après l’autre ; et aucun d’eux ne s’avisa un seul instant de soupçonner qu’il n’avait pas devant lui le vrai capitaine du West-India.
– Tu as mes ordres, dit Rocambole à Joseph Couturier.
– Oui, capitaine.
– Rendez-vous à bord et attendez-moi, ce soir, à minuit, en dehors du bassin.
En même temps, et comme les matelots sortaient sur les pas de Joseph Couturier, Rocambole prit Marmouset par le bras et se mit à causer avec lui.
– Est-ce qu’il est des nôtres ? demanda un matelot au timonier en montrant Marmouset.
– C’est notre commis aux écritures, répondit ce dernier.
– Tu comprends pourquoi je ne veux pas faire mon apparition à bord, en plein jour, disait Rocambole à Marmouset.
– Parfaitement.
– Quand vient le soir, Tippo-Runo soupe et se grise. Quand il est gris, il dort.
– Bien.
– À bord tâche d’échanger un regard avec Roumia.
– Bon !
– Et fais-lui comprendre qu’il serait utile d’aider l’ivresse de Tippo-Runo par un léger narcotique.
Marmouset fit un signe de tête affirmatif.
– S’il est endormi quand je monterai à bord, tout ira bien.
– Est-ce tout ?
– Tout absolument. Va-t’en.
Le timonier, Marmouset et les dix matelots quittèrent la taverne.
Rocambole y demeura quelque temps encore, causant tranquillement avec Calcraff.
Puis il passa dans cette salle qui lui servait de vestiaire, et il en ressortit un quart d’heure après, redevenu parfait gentleman.
Alors il se dirigea vers les beaux quartiers de Londres, et quand il fut dans le Strand, il entra dans un bureau télégraphique.
Puis il expédia la dépêche suivante :
Madame Vanda Kraïleff, hôtel de Belgique, Folkstone.
« Affaire conclue. Vous partir avec enfant et Milon. Train de nuit pour France.
« AVATAR. »
– Il ne rentra pas à son hôtel tout de suite, s’en alla déjeuner dans Piccadilly, puis alla lire les journaux au club, dans Pall-Mall, et finit par y dîner.
– Il y a bien longtemps, pensait-il, en écoutant les hâbleries d’un gentleman de province, son voisin de table, grand chasseur de renards, – il y a bien longtemps que je n’ai eu une journée tout entière à me croiser les bras.
En effet, Rocambole n’avait plus rien à faire avant d’aller prendre le commandement du West-India, rien, si ce n’est d’entrer à l’hôtel de Bristol et d’y prendre différents papiers et son sac à argent.
Il s’y rendit vers huit heures.
Comme-il traversait la cour, une femme en haillons se dressa devant lui.
C’était l’Irlandaise gigantesque.
– Que me veux-tu ? lui demanda-t-il étonné, car il l’avait largement rétribuée le matin et ne comptait plus la revoir.
– Je vous ai cherché partout, lui répondit-elle.
– Pourquoi ?
– Chez Calcraff, dans le Waping, dans White-Chapel. Enfin, je suis ici depuis midi.
– Eh bien ! qu’y a-t-il ?
– La tourterelle est revenue.
Rocambole tressaillit et fronça le sourcil.
– Avec un message ?
– Oui.
– Où est-il ?
– Le voilà.
Et l’Irlandaise lui mit dans la main un petit billet plié en quatre.
Rocambole n’osa s’approcher du bec de gaz qui brûlait dans la cour.
Il demanda sa clef, fit signe à l’Irlandaise de le suivre et monta dans sa chambre.
Là, il ouvrit le billet et lut en pâlissant :
« John Happer sait que vous êtes à Londres.
« Il vous a dénoncé à l’amirauté.
« Ne rentrez pas à l’hôtel de Bristol. »
– Oh ! oh ! dit Rocambole, voilà un message qui a sa valeur. Il s’agit de décamper au plus vite.
Et tandis qu’il prenait à la hâte son sac de voyage, son paletot et ses papiers, il dit à l’Irlandaise :
– Qu’as-tu fait de la colombe ?
– Je l’ai gardée, pensant que vous répondriez.
– Tu as bien fait, partons.
Mais Rocambole n’eut pas le temps de se diriger vers la porte.
On frappa, et il entendit ces mots distinctement :
– Au nom de la loi, ouvrez !
– Diable ! pensa Rocambole, l’amirauté n’a pas perdu de temps.
Et avant d’ouvrir, il dit rapidement à l’Irlandaise :
– Je vais écrire un billet. Tu l’attacheras sous l’aile de la colombe et tu la lâcheras demain au petit jour.
Puis il ouvrit et se trouva face à face avec deux officiers de police.
– Le major Avatar ? dit l’un d’eux.
– C’est moi.
– Monsieur, répondit le policeman, nous avons mission de vous arrêter.
– Moi ?
– Vous, monsieur ; voilà le mandat.
– De quel crime suis-je coupable ?
– Vous êtes accusé d’avoir voulu, dans le golfe du Bengale, révolter l’équipage du brick le West-India.
– Bah !
– Et d’avoir essayé de le faire sauter.
– Messieurs, dit poliment Rocambole, il y a évidemment méprise, mais comme ce n’est pas vous que je dois convaincre, je suis prêt à vous suivre.
Permettez-moi seulement d’écrire deux lignes à un de mes amis qui viendra certainement me réclamer.
Et il prit son carnet, traça quelques mots en français et au crayon sur un feuillet qu’il déchira et remit à l’Irlandaise.
Puis, s’adressant aux policemen :
– Marchons, maintenant, messieurs, dit-il.