Marmouset était demeuré en faction sur la barque à charbon, immobile à deux encablures du brick le West-India.
Mais rien d’extraordinaire ne s’était produit à bord de ce navire pendant le reste de la nuit et personne n’était monté sur le pont.
Au jour, et un peu avant le lever du soleil, le terre-neuve qui était couché à l’avant de la barque dressa tout à coup les oreilles.
Ce mouvement attira l’attention de Marmouset.
Le chien se leva et tourna la tête vers le quai.
Alors Marmouset aperçut un homme debout qui lui faisait des signes.
Pour tout autre que Marmouset, cet homme n’était-pas Rocambole.
Le maître avait de nouveau changé d’attitude, de costume et de visage.
Il avait voûté sa taille, couvert son visage de larges favoris roux, sa tête d’une épaisse chevelure grisonnante en broussaille, et un tatouage ornait son cou qui paraissait entrer dans les épaules.
Si Rocambole voulait ressembler à quelqu’un, en ce moment, c’était évidemment à John Happer.
La barque à charbon portait suspendu à son arrière un petit canot d’une dizaine de pieds.
Marmouset le mit à flot, sauta dedans, s’empara de la godille et gagna le quai.
– Suis-moi, dit Rocambole, au moment où il posait le pied sur le parapet.
Ce ne fut que dans une rue voisine du quai que Rocambole donna à Marmouset l’explication de sa conduite.
– Tel que tu me vois, lui dit-il, je ne suis plus Rocambole.
– Ah !
– Je suis John Happer.
– Le capitaine du West-India.
– Justement.
– Je ne comprends pas, dit Marmouset.
– Attends ; ce soir, à minuit, je prends le commandement du West-India, et tu es mon commis aux écritures.
– Mais… Tippo-Runo ?…
– Tippo-Runo, quand je monterai à bord, sera prisonnier à fond de cale.
– Qui donc s’emparera de lui ?
– Toi.
– Allez toujours, maître, dit Marmouset, car jusqu’à présent, je ne comprends pas un mot de toute cette énigme.
– C’est fort simple, reprit Rocambole ; John Happer, et Tippo-Runo doivent partir ce soir pour une destination inconnue.
– Comment le savez-vous ?
– Par un billet de Roumia que m’a apporté la colombe.
– Fort bien.
– John Happer a congédié tout son équipage. Il n’a pas gardé un mousse de l’ancien.
Il a chargé un homme dont il se croyait sûr de lui recruter dix matelots résolus.
– Et cet homme ?…
– Dont il se croit sûr, m’appartient corps et âme. Je n’ai pas le temps de te dire pourquoi ni comment. Tu verras.
– Où allons-nous ?
– Au Roi-George, chez Calcraff.
– Nous y trouverons cet homme ?
– Et nous y verrons venir John Happer tout à l’heure. Tout cela était encore obscur pour Marmouset, mais il jugea inutile de questionner Rocambole.
Une demi-heure après, il était installé avec lui et Joseph Couturier, le maître timonier, dans une salle enfumée au premier étage de la taverne, où Calcraff avait coutume de mettre ceux de ses clients qui avaient à parler d’affaires sérieuses.
– Tu es sûr que John Happer va venir ? disait Rocambole.
– J’ai rendez-vous avec lui à neuf heures pour lui présenter mes dix matelots. Sur votre ordre, ceux-ci ne viendront qu’à dix heures, et nous aurons le temps d’expédier John Happer.
– Et tu m’assures qu’aucun d’eux ne le connaît intimement ?
– Aucun, j’en suis certain, n’a navigué avec lui. Il y en a deux qui prétendent l’avoir rencontré il y a cinq ans, dans les mers du Sud ; mais, ajouta le timonier, vous vous êtes si bien fait sa tête, que cela n’a pas d’importance.
– À l’œuvre donc, dit Rocambole.
La salle où ils se trouvaient était en communication avec une autre plus petite.
– Je vais attendre là, dit Rocambole. Il pourrait me reconnaître en entrant, et essayer de résister. Il faut le surprendre.
En même temps, Rocambole, qui avait sous sa veste un petit paquet enveloppé dans un numéro du Times, passa dans la pièce voisine et se tint derrière la porte.
Marmouset demeura auprès du timonier.
Quelques minutes après, neuf heures sonnèrent à l’église Saint-Paul.
– Attention ! dit Joseph Couturier.
Et il appela Calcraff.
Le tavernier monta, apportant trois doubles pintes.
– Tu n’as personne en bas ? lui dit le timonier.
– Non. Ce n’est pas l’heure de dîner.
– Tu es sourd, n’est-ce pas ?
– Sourd et aveugle. Mais ma cave est ouverte et il y a dedans une belle futaille vide qui fera votre affaire.
Et Calcraff sortit en riant.
Quelques minutes après, un pas lourd retentit dans l’escalier.
– Le voilà ! dit Joseph Couturier.
En effet, John Happer entra.
– Je t’ai fait attendre, dit-il, mais j’ai passé à l’amirauté, où j’avais quelques petites affaires à régler. En même temps, j’ai pris mes papiers de bord. Qu’est-ce que ce jeune homme ?
– Un de mes matelots.
– Bien. Et les autres ?
– Ils vont venir.
– Alors, buvons un coup.
Mais au moment où John Happer, sans défiance, se versait à boire, la porte de la petite salle s’ouvrit, un sifflement se fit entendre, une corde s’enroula rapide autour du cou du capitaine, qui se trouva renversé sur le sol, à demi étranglé. Rocambole s’était souvenu des leçons qu’il avait prises de ses anciens ennemis les Étrangleurs.
Le petit paquet qu’il avait tout à l’heure sous la veste n’était autre chose qu’un lasso, et ce lasso venait d’abattre John Happer comme une masse.
Le timonier et Marmouset se jetèrent sur lui et le maintinrent étendu sur le sol.
En même temps, Rocambole parut et, lui appuyant son poignard sur la gorge :
– Mon bon John Happer, lui dit-il, il faut nous obéir sur le champ ou mourir, le temps est cher, et nous n’avons pas le moyen de le dépenser inutilement.
John Happer était un homme prudent, il avait vu Rocambole à l’œuvre, et savait ce dont il était capable. Aussi n’essaya-t-il ni de crier, ni de résister.
En un tour de main, Joseph Couturier, sur un signe de Rocambole, avait lié pieds et poings au capitaine.
Alors Rocambole appela Calcraff, vers lequel John Happer tourna un regard rempli de colère et de reproche, et lui demanda de quoi écrire.
Puis, s’adressant de nouveau à John Happer :
– On va vous délier la main droite, et vous allez écrire sous ma dictée.
On avait relevé John Happer et on l’avait assis devant la table sur laquelle Calcraff déposa une plume et de l’encre.
– Et si je refuse ? dit John Happer.
– Vous serez mort dans dix secondes.
John Happer se résigna.
Alors Rocambole lui dicta le billet suivant :
« À Son Excellence le major Linton.
« Je vous envoie mon maître d’équipage, qui va prendre le commandement du navire avec ses dix matelots dont je réponds comme de moi. Il fera sortir le brick du bassin et ira m’attendre à une lieue au-dessous de Londres. À minuit je serai à bord, prêt à exécuter vos ordres.
« Je reste à terre jusque-là pour régler différentes affaires.
« JOHN HAPPER. »
Quand ce billet fut écrit, plié, et que le capitaine y eut mis l’adresse, Rocambole appela de nouveau le discret Calcraff.
– Tu me réponds de cet homme pendant dix jours ? lui dit-il.
– Oui, dit Calcraff. Il sera à merveille dans la futaille vide dont je vous ai parlé, au fond de ma cave, et dans dix jours…
– Tu le laisseras libre d’aller à la recherche du West-India, répondit Rocambole d’un ton moqueur.