Ce capitaine se nommait John Happer, petit, trapu, d’une force herculéenne, son cou de taureau disparaissait dans un collier de barbe rouge ; le front bas, l’œil dur, cet homme avait un aspect repoussant.
On sentait qu’il devait avoir une volonté de fer et que l’homme qui ne plierait pas sous cette volonté serait brisé.
Il entra d’un pas brutal, son chapeau de toile cirée sur le derrière de la tête et jeta dans la salle ce regard investigateur d’un marchand d’esclaves au bazar.
Il compta les Malais du doigt.
Nadir s’était penché vers moi et me disait :
– S’il nous prend tous, nous serons les maîtres à bord.
Mais Nadir se trompait dans ses calculs, comme on va le voir.
Le premier qui attira l’attention du capitaine fut Nadir lui-même.
Il marcha droit à lui et lui dit en baragouinant la langue de l’archipel indien :
– Es-tu libre ?
– Oui, répondit Nadir.
– Combien veux-tu pour une navigation d’une année ?
– Huit cents piastres, répliqua Nadir.
Le capitaine haussa les épaules.
– Et toi ? me dit-il en me regardant.
Nadir ne me donna pas le temps de répondre :
– C’est mon frère, dit-il, nous ne naviguons jamais l’un sans l’autre, il faut nous embaucher tous les deux.
– Pour douze cents piastres, dit le capitaine.
– Non, dit Nadir.
L’Indien savait qu’en se montrant âpre au gain, il inspirerait d’autant plus de confiance à John Happer.
– Allons, dit celui-ci, treize cent cinquante piastres et c’est marché conclu.
Nadir me regarda ; nous parûmes nous consulter.
– Quatorze cents dit-il enfin.
– Goddam ! murmura l’Anglais, ces chiens de moricauds veulent être payés comme des ambassadeurs.
Après le juron, il lâcha un soupir et finit par dire :
– C’est fait, vous êtes à moi tous les deux.
Et il ouvrit un gros sac de cuir qui pendait à sa ceinture de flanelle rouge, en tira dix guinées et nous les donna en manière d’arrhes sur le marché.
Puis il se remit à se promener dans la salle, examinant les autres matelots malais qui tous étaient des Indiens dévoués à Nadir.
Mais soit qu’il n’eût pas besoin de huit matelots, soit qu’il trouvât que quatre des six autres fussent trop chétifs pour son rude service, il n'en prit que deux.
– Hum ! me dit Nadir, quatre hommes pour lutter contre tout un équipage, c’est peu…
– Mais, lui dis-je, nous nous embarquerons donc ?
– Sans doute.
– Et puis ?
– Nous nous emparerons du navire.
– J’entends bien.
– Nous jetterons Tippo-Runo à la mer et nous ramènerons le navire, l’enfant et les trésors en Europe.
– Tu consentirais donc à y revenir ?
– Oui, me dit Nadir, car je veux revoir Roumia.
Une flamme sombre avait passé dans son regard, tandis qu’il prononçait ce nom.
Évidemment je ne connaissais encore que la moitié de son histoire avec la Belle Jardinière.
Le capitaine anglais, tandis que nous parlions, avait fait apporter sur la table deux bouteilles de rhum et des verres.
Sur un signe de lui, nous nous approchâmes ainsi que les deux faux Malais qu’il avait embauchés.
Il nous versa à boire, puis quand nous eûmes alignés nos verres, il tira de sa poche un portefeuille dans lequel se trouvaient des engagements tout préparés, selon la formule ordinaire du commerce anglais.
Et, nous tendant un crayon rouge, il nous fit signe d’apposer notre nom au bas de cet écrit.
L’autorité britannique s’occupe peu de savoir à quel prix un capitaine de navire a acquis la liberté d’un homme pour un temps quelconque.
Du moment que la signature de cet homme se trouve au bas d’un engagement, elle met toute sa force de coercition au service de l’embaucheur.
Nous appartenions donc désormais au capitaine John Happer et il nous compta, selon l’usage, trois mois d’avance de notre solde.
Puis, quand ce fut fait et que les bouteilles furent vides, il nous dit :
– En route, maintenant, nous appareillons ce soir. Il n’y avait plus à s’en dédire.
Seulement Nadir fronçait le sourcil. Au lieu de huit que nous comptions être nous n’étions plus que quatre.
Et quatre hommes pour en réduire douze ou quinze c’était peu.
Cependant Nadir ne perdit pas courage et me dit :
– Un homme résolu en vaut six. Marchons !
Nous quittâmes le schoultry et nous suivîmes John Happer, qui nous traînait après lui comme un véritable bétail.
Une heure après nous étions à bord.