Le capitaine John Happer fumait, se frottait les mains et paraissait de fort belle humeur.
Il s’appuya à la muraille du bord et interrogea l’horizon.
– Bon temps, bonne brise, murmurait-il, si cela continue, nous irons à Liverpool en cinq mois.
Et il lâcha une colonne de fumée qui monta en spirale vers le ciel sombre.
Des pas se firent entendre derrière lui, en même temps une main s’appuya sur son épaule.
John Happer se retourna.
– À quoi songeons-nous donc, capitaine ? dit le nouveau venu.
John Happer salua et balbutia quelques mots auxquels le respect ôtait toute assurance.
Le nouveau venu n’était autre que Tippo-Runo en personne.
– Hé ! hé ! reprit-il, vous paraissez trouver le temps beau, n’est-ce pas ?
– Temps superbe, dit Happer.
– La brise est bonne.
– Excellente !
– Et vous voudriez, être à Londres déjà ?
John Happer poussa un gros soupir.
Puis il parut s’enhardir et répondit :
– Dame ! voyez-vous, Votre Honneur, voilà que j’ai cinquante-deux ans. Il y en a trente que je tiens la grande route des Indes.
– Et cela commence à vous fatiguer ?
– Un peu.
– Aussi, continua Tippo-Runo, ce voyage-là est-il votre dernier ?
– Je le crois, Votre Honneur.
– Ah ! dame ! poursuivit Tippo, avec le prix de mon passage, deux cent mille livres sterling, je crois que vous pourrez faire une jolie figure à Londres.
La face rouge de John Happer qu’éclairait en ce moment le fanal de poupe, passa par toutes les nuances de l’arc-en-ciel.
Ce chiffre fabuleux que Tippo-Runo venait d’articuler lui donnait le vertige.
Deux cent mille livres sterling, c’est-à-dire cinq millions de francs, pour prix du transport de Tippo-Runo et de ses trésors !
Si lucrative que soit la longue carrière d’un capitaine marchand, il se retire rarement avec le vingtième de cette somme.
Aussi John Happer répondit-il :
– Ce n’est pas à Londres que je compte me retirer, Votre Honneur.
– Et où cela ?
– Dans mon pays, dans le Yorkshire. J’achèterai une grande ferme, celle où je suis né, et j’épouserai Katt.
– Qu’est-ce que Katt ?
– C’est une jolie fille, l’enfant de ma pauvre sœur. Elle a vingt-six ans. Je crois qu’elle ne me trouvera pas trop vieux.
Je bâtirai une église et un hôpital. Je ferai du bien. C’est une bonne chose.
– Vous êtes un brave homme, capitaine John, dit Tippo.
Et il eut dans la voix une pointe d’ironie.
Ils étaient à deux pas de nous et le vent nous apportait leurs paroles.
Mais ils causaient en français, et un vrai Malais parle si rarement cette langue, qu’ils n’avaient pas la moindre défiance.
Je me penchai à l’oreille de Nadir :
– Il ne faut pas songer à corrompre le capitaine, lui dis-je.
– Pourquoi ?
– Parce que Tippo-Runo donne à cet homme plus qu’il n’aurait osé rêver.
– C’est juste. Mais la jonque nous suit toujours.
Et Nadir caressait du regard ce fanal lointain qui glissait sur la mer à l’horizon.
Le capitaine et Tippo causaient toujours.
Tippo disait :
– Vous êtes bien sûr de votre équipage, capitaine ?
– Comme de moi-même.
– Êtes-vous bien persuadé que nul de vos matelots ne connaisse exactement la nature de votre cargaison ?
– Ils croient que j’emporte du thé et du riz. D’ailleurs, ajouta John Happer, deux hommes seuls, et j’en suis sûr, connaissent le secret de la double cale ; et à moins que nous ne fassions naufrage…
– Oh !
– Dame, murmura John Happer, voici trente ans, comme je vous le disais, que je tiens cette route, et jamais je ne suis allé à Londres sans essuyer un gros temps. Heureusement, le West-India est un vaillant navire.
Tout à coup, cette lumière lointaine que nous suivions des yeux, Nadir et moi, frappa les regards de John Happer.
– Eh ! dit-il, qu’est-ce que cela ?
– Un phare, sans doute, dit Tippo.
– Il n’y a pas de phares sur la côte.
– Alors c’est un navire qui tient la même route que nous.
– Je le crains.
– Comment ! vous le craignez ?
Et Tippo eut un geste d’inquiétude.
– Je me méfie des pirates chinois, ajouta John Happer.
Et quittant brusquement son illustre passager, il disparut par le grand panneau et descendit dans sa cabine prendre sa longue vue.
Puis, étant remonté sur le pont, il braqua sa lunette sur le point lumineux.
– Tonnerre ! dit-il tout à coup.
– Qu’est-ce ? demanda Tippo.
– Une jonque.
– Une jonque chinoise ?
– Oui.
– Eh bien ?
– Eh bien ! ce sont des pirates, dit John Happer, et peut-être bien que nos deux canons feront de la musique dans quelques heures.
Tippo fronça le sourcil.
Nadir me dit tout bas :
– Si je pouvais souffler sur le fanal de la jonque, je le ferais de bien bon cœur. Ils l’ont aperçu trop tôt…
Et nous continuâmes à écouter Tippo-Runo et John Happer qui paraissaient tenir conseil.