John Happer tenait toujours sa longue vue braquée, sur la jonque.
Celle-ci était à plus de trois milles de distance, mais il n’était pas douteux, à observer sa marche, qu’elle naviguait de conserve avec le West-India.
Le capitaine fronçait le sourcil.
– Voilà un voisinage que je n’aime pas, murmurait-il.
– Mais, répondit Tippo, qu’est-ce qu’une jonque ? Une misérable barque pontée qu’un brick peut couler bas.
– Vous vous trompez, dit le capitaine.
– Pourtant…
– Une jonque est, en effet, ce que vous dites, reprit John Happer, mais je me souviens de celle qui nous donna la chasse, quand j’étais second à bord du Liverpool, un brick plus gros que celui-ci.
– Eh bien ! qu’arriva-t-il ?
– Ces pirates chinois sont de vrais démons, poursuivit John Happer.
– Comment cela ?
– Leur jonque porte toujours une demi-douzaine de pirogues.
Quand elle est à une portée de canon du navire qu’elle veut attaquer, elle met toutes ses embarcations à la mer, et y entasse les trois quarts de son équipage.
– Bon ! après ?
– Puis elle fuit sous le vent, hors de la portée du canon. Les pirogues entourent le vaisseau, et de tous les côtés, de bâbord ou de tribord, à l’avant, à l’arrière, les pirates montent à l’abordage.
On essaye bien de les couler, mais la vitesse de leur manœuvre, la rapidité avec laquelle elles virent de bord, rend le pointage fort difficile.
D’ailleurs, ces pirogues sont d’une légèreté extrême, et le plus souvent, après avoir chaviré, elles se redressent sous l’impulsion de deux bons nageurs.
Nous avons vingt hommes à bord, continua John Happer ; eh bien ! je parie que la jonque en porte soixante qu’elle distribuera dans six ou sept embarcations.
– Mais, mon cher capitaine, dit Tippo-Runo, je comprends que la jonque, si elle est bonne marcheuse, puisse nous donner la chasse, tandis que…
– Tandis que des pirogues manœuvrées à l’aviron ne le peuvent point, n’est-ce pas ? interrompit vivement John Happer.
– J’allais vous le dire.
Le capitaine secoua la tête.
– Le pirate est patient, dit-il.
– Que voulez-vous dire par là ?
– Et l’océan Indien a des accalmies terribles.
Tippo regarda John Happer et parut attendre qu’il lui donnât l’explication de ces étranges paroles.
Le capitaine continua :
– Un navire à vapeur peut seul braver toutes les jonques du monde.
– Et un navire à voiles ?
– La jonque le suit quelquefois huit jours, quelquefois un mois, le vent tombe, les voiles pendent au long des vergues, la mer devient unie comme une glace.
L’heure des pirates a sonné !
Ils mettent leurs pirogues à la mer et entourent le vaisseau.
Souvent, sur les six embarcations, quatre sont coulées bas.
Les hommes surnagent et finissent toujours par monter à bord.
Alors un combat meurtrier s’engage au pistolet, au sabre, à l’aviron, le pont se rougit de sang, les pirates tombent, d’autres leur succèdent ; et la victoire finit toujours par leur rester.
– Mais, dit Tippo-Runo, savez-vous, capitaine, que ce que vous me dites là est fort peu rassurant ?
– Dame ! fit naïvement John Happer.
– Et notre cargaison ?
Tippo, en prononçant ces mots, eut un léger frisson.
Le fruit de ses rapines et de ses trahisons allait-il donc tomber aux mains des pirates ?
John Happer reprit :
– Les vaisseaux de guerre de S. M. la Reine ont pourtant balayé les mers de l’Inde de ces bandits. Mais, comme vous le voyez, ils n’ont pas tout détruit.
Tandis qu’ils causaient ainsi, Nadir et moi, nous suivions toujours de l’œil le fanal de la jonque.
S’éloignait-elle de nous ? était-ce un effet d’optique, ou bien un léger brouillard s’élevait-il entre elle et nous ?
C’est ce que nous ne pûmes savoir ; mais la lueur, au lieu de grandir, s’affaiblit peu à peu et diminua de volume au point de ressembler à une étoile lointaine.
Nous entendîmes encore John Happer qui disait :
– Je commence à croire qu’ils ne nous ont point aperçus.
Ils se promenèrent sur le pont, un moment encore.
Puis Tippo descendit dans sa cabine, laissant John Happer sur son banc de quart.
Le reste de la nuit s’écoula, les premières heures du matin glissèrent sur la mer.
Durant la nuit, le vent avait fraîchi ; il y avait un peu de houle et le West-India courait vent arrière, toutes ses voiles dehors.
John Happer interrogea de nouveau l’horizon.
Puis il eut un soupir de satisfaction.
La jonque avait disparu.
Pendant toute la journée, le vent fut bon et la jonque ne reparut pas.
John Happer disait à Tippo :
– Encore quelques heures, et je crois bien que nous en aurons été quittes pour la peur.
– La jonque est hors de vue ?
– Je crois qu’elle a abandonné notre poursuite.
– Ou qu’elle ne nous a point vus.
– C’est encore possible. Elle chasse peut-être un autre gibier.
– Du reste, reprit Tippo, nous marchons bien.
– Oui, mais nous ne marcherons pas longtemps ainsi.
– Ah !
Le capitaine étendit la main vers le sud-ouest.
– Voyez-vous ce nuage si petit, qu’on dirait une mouette ?
– Oui.
– C’est un grain qui va nous arriver. Nous aurons une jolie bourrasque, dans quatre ou cinq heures.
– Et puis ?
– Et puis le vent tombera tout à fait et peut-être serons-nous deux ou trois jours sans faire plus d’un mille et sans mettre un pouce de toile à l’air. Alors prions Dieu et saint Georges, l’illustre patron de la noble Angleterre, que la jonque ne nous rejoigne pas.
– Il a raison, me dit Nadir à l’oreille. C’est un grain qui se prépare, et après le grain, l’accalmie.
Nadir ne se trompait pas plus que John Happer.
Deux heures après le coucher du soleil, le temps se couvrit tout à coup, les étoiles disparurent, la mer se souleva écumeuse et la pluie commença à tomber en larges gouttes.
On amena les bonnettes et les perroquets, on cargua toutes les voiles, car il ne fallait pas songer à fuir dans le vent.
À minuit, la tempête était dans toute sa force.
Mais le West-India était un vaillant navire qui tenait la mer comme un trois-ponts, et il en avait vu bien d’autres.
Le danger avait rendu à John Happer tout son calme.
Debout sur son banc de quart, il commandait la manœuvre d’une voix brève et retentissante.
– Nous sommes perdus ! murmura Tippo-Runo, qui tremblait pour ses trésors.
– Ce n’est pas la tempête que je crains, répondit le capitaine ; nous sommes de vieilles connaissances, elle et moi.
Et tout à coup John Happer lâcha un horrible juron.
– Qu’est-ce ? demanda Tippo.
– La jonque, répondit le capitaine d’une voix étranglée.
En effet, l’infernale lueur venait de reparaître à l’horizon.
La jonque luttait, comme le West-India, contre l’ouragan.
– Mes braves fils de Sivah ! murmura Nadir, tandis que l’espoir gonflait sa poitrine.