Le second ressemblait à John Happer le capitaine, à peu près comme le cheval pur sang ressemble au gros cheval de trait nourri dans les pâturages du Perche.
John Happer était gros, les épaules carrées, le cou court et musculeux, les mains velues et de taille médiocre.
Le second, qui se nommait Murphy, était un grand jeune homme aux cheveux châtains, mince, élégant de tournure et tel que j’étais moi-même à l’époque où je me nommais le vicomte de Camboth et où sir Williams venait de terminer mon éducation.
Il était rasé au menton et ne portait qu’une paire de petits favoris.
Habituellement il se montrait sur le pont la tête nue.
Mais lorsqu’il prenait le quart et commandait, pour peu que la nuit fût fraîche, il avait coutume de rabattre sur sa tête le capuchon d’un gros caban goudronné.
Je songeais à tout cela, pendant qu’il passait près de nous, et mon passé me revenait en mémoire.
J’ai pris tous les déguisements, je me suis fait cent fois une tête, comme disent les acteurs.
Le second était de ma taille, une idée me venait, celle de jouer son rôle.
La nuit approchait, le vent était faible, mais quelques nuages qui couraient à l’horizon semblaient nous prédire une brise plus forte dans quelques heures.
J’attendis que le second se fût éloigné et je dis à Nadir :
– À quelle heure le second a-t-il pris le quart ?
– À midi.
– Ainsi il va le quitter ?
– Dans une heure.
– Qui le remplacera ?
– Le maître timonier.
– Jusqu’à quelle heure ?
– Jusqu’à minuit.
– À merveille.
Nadir me regarda d’un air étonné.
– Que comptes-tu faire ? me dit-il.
– Je compte prendre le quart du second à minuit.
– Oh !
– Te mettre à la barre.
– Et puis ?
– Et diriger le navire sur les récifs de la côte. Il s’y brisera infailliblement ; mais avec le secours de tes hommes, nous sauverons les épaves, c’est-à-dire le trésor qui est dans la double cale.
– Ton plan est hardi, me dit Nadir, mais il est impraticable.
– Tu crois ?
– Sans doute. Comment veux-tu que le second te cède le commandement ?
Je me pris à sourire.
– C’est mon secret, répondis-je.
Mon assurance frappa Nadir.
– Après cela, me dit-il, l’homme qui a triomphé d’Ali-Remjeh est capable de tout. Je crois ce que tu me dis.
Je lui dis encore :
– Tout à l’heure nous allons être relevés de quart, et il nous sera loisible de nous aller coucher dans nos cadres, n’est-ce pas ?
– Oui.
– Comment appelles-tu notre compagnon ?
– Singhi.
– Veux-tu lui ordonner de m’obéir aveuglément ?
– Certainement.
– C’est bien, attendons…
Nadir ne me questionna pas davantage et attendit patiemment que nous quittassions le pont.
Il murmura quelques mots à l’oreille du faux Malais, c’est-à-dire de l’unique fils de Sivah que nous eussions à bord, et celui-ci me regarda d’une façon expressive qui voulait dire :
– Je suis prêt à vous obéir.
La bordée de tribord venait de succéder à la bordée de bâbord et nous regagnâmes l’entrepont.
Je me glissai dans mon cadre et je feignis de dormir.
Singhi était à côté de moi.
L’entrepont était faiblement éclairé par un fanal unique.
Lorsque les ronflements sonores de mes compagnons m’apprirent que tous dormaient, j’appelai Singhi à voix basse :
– Viens avec moi, lui dis-je.
Il se trouva debout sur-le-champ et me suivit.
Nous nous dirigeâmes en rampant vers la cabine du second.
La porte en était entr’ouverte.
Le second dormait tout vêtu.
Une petite lampe brûlait suspendue au-dessous du sabord qui servait de fenêtre à la cabine.
Singhi et moi nous arrivâmes jusqu’à sa couchette sans qu’il fit un mouvement.
Nous avions fermé la porte sans bruit et poussé le verrou.
Les Indiens ont un merveilleux talent pour ficeler un homme avec une de ces cordes de soie minces et résistantes que le plus violent effort ne saurait briser.
Singhi s’était, sur mon ordre, débarrassé de celle qu’il portait autour des reins.
Je lui fis un signe qu’il comprit ; et tous deux nous nous précipitâmes sur M. Murphy, qui s’éveilla en sursaut.
Mais il n’eut pas le temps de crier, car je lui enfonçai dans la bouche un foulard.
En même temps aussi Singhi le garrotta en un tour de main.
Ainsi réduit à l’impuissance, le second nous regardait avec une sorte de terreur.
Mais son effroi fit place à un étonnement profond, lorsque j’eus ouvert la bouche.
Jusque-là, ni Singhi, ni Nadir, ni moi n’avions parlé d’autre langue que l’anglais, que nous baragouinions à dessein, et l’indien qui paraissait être ma langue maternelle.
Comme le capitaine John Happer, M. Murphy parlait français.
Ce fut donc avec une sorte de stupeur qu’il m’entendit lui adresser la parole dans cette langue.
– Mon cher monsieur, lui dis-je, il est des nécessités fort dures dans la vie. Je vais être obligé de vous jeter à la mer par un sabord, si vous ne me promettez pas de vous tenir tranquille.
Son étonnement redoubla, je le devinai à la façon dont il me regarda.
– Tout à l’heure, continuai-je, vous comprendrez pourquoi j’ai besoin que vous gardiez le silence.
Le foulard l’empêchait de crier, la corde qui lui liait les bras et les jambes le mettait dans l’impossibilité de faire un mouvement.
Cependant, il pouvait lui prendre la fantaisie de pousser un hurlement étouffé à travers son bâillon, et le moindre bruit pouvait nous perdre.
Je dis à Singhi, en langue indienne :
– S’il crie, tue-le !
Singhi se plaça auprès du second, un poignard à la main, prêt à exécuter mes ordres.
Alors M. Murphy me vit prendre une cuvette, de l’eau et une éponge et me laver le visage.
La couche noire qui le couvrait disparut et je redevins blanc comme lui.
Singhi, non moins étonné, me regardait.
Quand j’eus retrouvé ma peau d’Européen, je me dépouillai de mon pantalon rayé et de mes autres vêtements et je m’emparai des habits de rechange appartenant au second et qui étaient pendus au-dessus de son lit.
Après quoi, j’endossai son caban et, lorsque le capuchon en fut rabattu sur ma tête, je me regardai dans un petit miroir.
J’avais la taille, la tournure du second.
Singhi témoignait un étonnement non moins grand que M. Murphy.
Mais ce dernier fit un véritable soubresaut, en dépit de ses liens, lorsque, me retournant vers lui, je lui adressai de nouveau la parole.
Ce n’était plus ma voix, c’était la sienne qu’il croyait entendre.