La pirogue avançait toujours, ses rameurs couchés sur leurs avirons.
Tout à coup une lueur se fit, puis un nuage de fumée qui enveloppa le navire.
Nadir et moi nous fermâmes instinctivement les yeux au moment où la détonation se faisait entendre.
Quand nous les rouvrîmes, la fumée s’était dissipée et la pirogue continuait sa marche.
John Happer poussa un cri de rage.
Il pointa le second canon.
Celui-ci était chargé à mitraille.
Une grêle de balles passa au-dessus de la pirogue.
Ceux qui la montaient s’étaient couchés à plat ventre.
Aucun ne fut atteint.
– Ces démons sont donc invulnérables ! s’écria John Happer.
Les trois autres pirogues entouraient maintenant le navire et se trouvaient à portée de fusil. On rechargea les pièces.
– Feu ! commanda John Happer.
La pirogue qui était le plus près de nous fut atteinte cette fois ; elle chavira et ses huit hommes tombèrent à la mer.
Mais on les vit reparaître, nageant avec vigueur, le poignard malais aux dents.
Les trois autres pirogues avançaient toujours.
– Feu ! feu ! répétait John Happer.
Chaque matelot épaulait et tirait, mais on eût dit qu’une main invisible détournait les projectiles de leur but.
Les pirogues, intactes, abordèrent le navire, une à bâbord, les deux autres par tribord.
Les hommes qui nageaient se cramponnèrent aux échelles.
En moins de dix minutes, le pont fut envahi.
Quelques-uns de nos mystérieux amis tombèrent sanglants à la dernière décharge des armes à feu.
– Voici le moment, dis-je à Nadir.
Et j’allais me ruer, la hache d’abordage au poing, sur John Happer lui-même.
Mais Nadir me retint.
– Pas encore ! me dit-il, ou tout est perdu.
Au moment où le combat s’engageait avec acharnement entre les prétendus pirates chinois et les matelots anglais, tandis que Tippo, éperdu, se réfugiait dans sa cabine et s’y enfermait, résolu à y défendre chèrement sa vie, l’œil d’aigle de Nadir avait interrogé les profondeurs de l’horizon.
Entre le ciel bleu et la mer qui conservait encore la teinte verdâtre de la tempête, Nadir avait aperçu tout à coup un panache de fumée grise.
– Regarde ! me dit-il.
– Qu’est-ce que cela ? demandai-je.
– Tout est perdu !
– Comment ?
– Regarde, regarde !
Et Nadir pâlissait de rage sous la couche bistrée de son visage. Le panache grandissait et courait droit sur nous.
– C’est une frégate à vapeur, me dit Nadir.
Le combat était si acharné que ni les assaillants, ni les matelots du brick n’avaient aperçu la frégate.
La jonque l’avait vue et cherchait à fuir.
Le pont ruisselait de sang, les matelots anglais qui avaient jeté le fusil pour la hache d’abordage se battaient en désespérés.
La confusion était telle, du reste, que nul ne s’apercevait que nous demeurions, Nadir et moi, spectateurs de la lutte, sans y prendre part.
Soudain un coup de canon se fit entendre.
C’était la frégate qui n’était plus qu’à un mille de distance.
– Sauvés ! s’écria John Happer qui perdait son sang par dix blessures.
À la vue de la frégate, les Anglais reprirent courage ; les Indiens se regardèrent d’un air indécis.
Tout à coup on entendit une voix qui prononçait quelques paroles dans une langue inconnue.
Cette voix, c’était celle de Nadir.
Nadir, dans cette langue mystique connue seulement des fils de Sivah, ordonnait à ses hommes de se rembarquer précipitamment dans les pirogues et d’abandonner le pont du brick.
Cette voix que John Happer n’entendit pas au milieu de la confusion générale, fut écoutée par les faux pirates.
Ils obéirent.
Une douzaine d’entre eux gisaient sanglants sur le pont, pêle-mêle avec des matelots anglais.
Les vingt autres abandonnèrent précipitamment le navire, se jetèrent à la mer et regagnèrent leurs pirogues.
La frégate était loin encore, elle avait perdu quelques minutes et ralenti son allure pour couler bas la jonque chinoise.
Ce fut l’affaire d’une bordée.
Nadir, calme de visage et la rage au cœur, vit la jonque percée à fleur d’eau par dix boulets couler à pic avec son équipage.
Le temps perdu par la frégate avait été mis à profit par les fils de Sivah qui survivaient à ce désastre.
Ils s’étaient rembarqués et fuyaient-maintenant de toute la vitesse de leurs avirons vers le nord-ouest.
Depuis notre départ de Calcutta, nous avions toujours suivi la côte.
Par les temps clairs, on apercevait la terre à notre droite, perdue dans la brume.
Nadir me dit :
– Ils sont sauvés !
Je hochai la tête et lui répondis :
– La frégate va mettre son canot à la mer et leur donner la chasse.
– Non, dit. Nadir, il y a des écueils à fleur d’eau et la frégate ne voudra pas perdre une de ses embarcations.
Et Nadir avait raison, en effet, car lorsque la frégate arriva sur nous, les pirogues étaient tout près de la côte et il fallait renoncer à les poursuivre.
Le brick fut accosté.
Un officier de la frégate monta à bord et put constater les résultats sanglants du combat.
Le pont était encombré de morts et de mourants.
Les vingt matelots du West-India étaient réduits à dix, nous compris, Nadir et moi.
John Happer, blessé à l’épaule, au bras et à l’abdomen était hors d’état de garder le commandement du brick qu’il venait de remettre à un second.
Mais le West-India était sauvé.
La frégate nous procura en abondance tous les secours dont nous avions besoin, et après avoir fait prisonniers deux des assaillants qui n’étaient que blessés et n’avaient pu fuir, elle nous laissa et continua sa route vers Calcutta.
Le second avait pris le commandement.
Il se faisait fort, avec son équipage décimé, de gagner le plus prochain port de commerce et d’y réparer ses avaries.
Nadir me dit alors :
– Rien n’est désespéré encore.
– Non, répliquai-je, et si tu veux, me laisser faire, tu verras…
– Quel est ton projet ?
– Je te le dirai si tu peux m’affirmer deux choses.
– Voyons ?
– Notre unique compagnon, le faux Malais demeuré avec nous, est-il bon nageur ?
– Excellent.
– Peut-il gagner la côte à la nage ?
– Je le crois.
– Et tu me réponds que cette côte est hérissée de brisants et d’écueils ?
– Je te l’affirme.
– Eh bien ! tu verras.
Et je me mis à regarder attentivement le second qui venait de monter sur le pont.