Une heure après, Nadir était à la barre et nous gouvernions droit sur les récifs de la côte.
J’étais le maître du navire et la nuit était si noire que pas un des matelots anglais ne s’était aperçu de la substitution.
Tous croyaient obéir à M. Murphy.
Un seul homme aurait pu avoir des doutes et deviner enfin la vérité à la marche du navire ; c’était le maître timonier.
Mais cet homme n’était plus sur le pont.
Il était allé se coucher, avec d’autant moins de remords que la mer était bonne, la brise assez forte, et qu’il n’y avait rien de nouveau à bord, si ce n’est un homme à la mer.
Mais comme cet homme était, pensait-on, un des trois Malais, on ne s’en était préoccupé que quelques secondes.
Pour des Anglais, un Malais n’est point un homme.
Quant aux autres matelots, ils exécutaient fort tranquillement les manœuvres que je commandais, persuadés que nous suivions la route ordinaire, tandis que Nadir avait mis le cap sur la côte.
Debout sur mon banc de quart, j’attendais avec une sorte d’anxiété que Singhi, le faux Malais, nous donnât signe de vie.
Il y avait trois heures qu’il s’était jeté à la nage.
Pour lui donner le temps d’arriver et de rejoindre les compagnons de Nadir, qui bien certainement ne s’étaient pas éloignés du rivage, nous avions louvoyé pendant deux heures environ, tantôt nous rapprochant et tantôt nous éloignant de la côte.
Enfin, une lueur rougeâtre m’apparut dans le lointain.
Ce n’était pas un phare ; car la lumière des phares est régulière et d’un diamètre correct ; tandis que celle-là grandissait ou diminuait selon le vent, passait du rouge vif au rouge foncé, et il était facile de comprendre que la fumée qui s’élevait autour de la flamme était cause de ce phénomène.
Ce ne pouvait être que le signal de Singhi et Nadir gouverna droit dessus.
Évidemment, selon mon ordre, Singhi avait allumé son feu au-dessus d’un écueil.
Tout allait bien, une seule chose, pourtant, me préoccupait quelque peu.
Je songeais à ce jeune enfant qui n’était autre que le fils du malheureux rajah Osmany.
Après l’avoir enlevé de chez Hassan, le tailleur, Tippo-Runo l’avait comblé de caresses, et il s’y était laissé prendre, il l’appelait mon père.
Venir dire à cet enfant que Tippo-Runo était un traître et que nous étions ses amis, nous était chose insensée et impraticable.
Il fallait nous emparer de l’enfant comme d’un prisonnier de guerre, le sauver du naufrage qui allait avoir lieu et l’emmener de vive force.
Nadir et moi nous avions concerté le plan.
L’enfant couchait dans la propre cabine de Tippo-Runo, qui ne le quittait pas plus que son ombre.
Il était convenu qu’au moment où le navire toucherait et où le craquement se ferait entendre, Nadir se précipiterait dans la cabine, s’emparerait de lui et sauterait à la mer en le tenant dans ses bras.
Ce qui devait arriver était fort simple, du reste, en dehors de la vie de l’enfant, qu’il fallait sauver à tout prix.
Sur les dix ou douze matelots qui restaient à bord, cinq ou six, comme beaucoup de marins, du reste, ne savaient pas nager et se noieraient infailliblement.
De ce nombre était le seul homme qui pouvait encore sauver le navire, c’est-à-dire le maître timonier.
Si les autres gagnaient la terre à la nage, ils ne songeraient guère qu’à eux, se soucieraient peu de sauver le navire, dont ils ignoraient la réelle cargaison et, d’ailleurs, ils étaient tellement inférieurs aux fils de Sivah que la lutte, si elle s’engageait, ne pouvait être ni longue ni douteuse.
Tippo, depuis que la frégate anglaise avait mis en fuite les prétendus pirates chinois et coulé la jonque, Tippo-Runo, disons-nous, se montrait fort tranquille.
Il allait, de temps en temps, par pur acquit de conscience, visiter John Happer, qui était hors d’état de quitter le lit ; montait sur le pont après chaque repas, et après avoir fumé une heure ou deux, redescendait et se couchait fort tranquillement.
À mesure que la nuit s’avançait, la brume s’épaississait.
Je savais que nous n’étions plus qu’à deux ou trois milles de la côte, mais je ne la voyais plus.
Seule, la lueur du feu allumé par Singhi et ses compagnons nous apparaissait à demi effacée. Comme ces réverbères qu’on entrevoit dans le brouillard de Londres.
Cependant, le gabier de misaine l’aperçut et la signala.
– C’est le fanal de poupe d’un navire, répondit Nadir.
– Mais nous gouvernons droit dessus, observa le gabier.
– Nous saurons bien l’éviter, répondit Nadir.
Néanmoins, il fallait se hâter, car le jour n’était pas loin.
J’avais fait larguer tout ce que nous avions de toile, et nous courions vers le récif avec une rapidité vertigineuse.
Tout à coup, un homme monta sur le pont.
C’était Tippo-Runo.
Tippo s’était réveillé en sursaut, et, pris d’une vague inquiétude, il était monté sur le pont.
D’abord, il n’avait pu voir que tout était dans l’ordre accoutumé.
Cependant une chose l’avait frappé.
La clarté du fanal de poupe se projetait tout entière sur le visage de Nadir qui tenait la barre.
C’était la première fois, depuis notre départ, que Nadir était à ce poste.
Tippo lui en fit la remarque.
Nadir lui répondit tranquillement :
– Je connais les parages où nous sommes, ayant longtemps exercé dans le golfe la profession de pécheur. Dans le combat qui a eu lieu, nous avons perdu notre meilleur pilote, et c’est ce qui a décidé le commandement à me mettre à la barre.
La réponse était si plausible que, d’abord, elle satisfit Tippo-Runo.
Je ne bougeais pas de mon banc de quart, et le capuchon toujours rabattu, j’avais si bien, pour Tippo-Runo, la tournure et la voix de M. Murphy qu’il ne pouvait me reconnaître, bien que, jadis, nous nous fussions trouvés fort souvent face à face.
L’air était humide. Tippo qui tenait à sa santé, depuis qu’il voulait vivre en bon gentleman, descendit dans l’entrepont et prit le chemin de sa cabine.
Pour y arriver, il lui fallait passer devant celle du malheureux capitaine.
Or, John Happer souffrait tellement de ses blessures que son stoïcisme l’abandonnait et que la douleur lui arrachait de véritables hurlements.
Tippo, attiré par ses cris, entra.
Le capitaine se tut à sa vue.
– Comment est la mer ? dit-il.
– Bonne.
– Et le temps ?
– Un peu brumeux.
– Qui est à la barre ?
– Un des Malais.
John Happer tressaillit.
– Qui donc l’y a placé ? demanda-t-il vivement.
– Votre second.
– M. Murphy ?
– Oui.
– C’est impossible.
– C’est pourtant lui qui a pris le quart.
John Happer, pris d’une subite émotion, voulut se lever et ne le put.
– Allez prier M. Murphy de venir me parler, dit-il.
Tippo remonta sur le pont.
J’avais eu la fatale inspiration de quitter mon banc de quart, et je me promenais sur le pont en fumant.
Le navire n’était plus qu’à un demi-mille de l’écueil.
Tippo m’aborda brusquement.
Je m’y attendais si peu que je fis un pas en arrière.
– Donnez-moi un peu de feu, monsieur, me dit-il en français.
Je ne lui répondis pas et me contentai de lui tendre mon cigare.
Tippo le prit et l’approcha du sien.
Ce fut l’histoire d’un quart de seconde.
La cendre tombée, Tippo aspira fortement et la lueur du cigare se projeta sur mon visage.
Tippo jeta un cri.
Il m’avait reconnu.