XXXIV

Le bruit de la mer avait couvert le cri de Tippo-Runo.

Mais il n’y avait, pas à hésiter. Je le saisis vivement à la gorge et, lui appuyant mon poignard sur le cœur :

– Si tu appelles, lui dis-je, tu es mort !

Tippo-Runo était sans armes.

Les matelots du navire n’avaient rien vu, rien entendu.

Seul, Nadir avait compris qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire entre Tippo et moi.

Maintenant qu’il ne s’agissait plus de sauver le navire mais bien de le perdre, Nadir pouvait abandonner la barre.

Nous courions sur l’écueil, et, dans quelques minutes, toutes les puissances de la terre n’auraient pu empêcher le West-India de se briser.

Nadir accourut.

Il me trouva tenant Tippo-Runo au collet. Il devina tout.

Tippo était lâche. Il me savait homme à le tuer s’il poussait un cri, s’il essayait de se débattre.

Pâle, frémissant, il me regardait avec une morne épouvante.

– Misérable, disais-je tout bas, si on accourt, tu es un homme mort. Avant qu’on ne soit venu à ton aide, je t’aurai planté mon poignard dans le cœur.

Et, comme Nadir s’approchait :

– Descends, lui dis-je en indien prends l’enfant et saute avec lui à la mer.

– Mais toi ?…

– Ne t’inquiète pas de moi, je te rejoindrai.

– Mais le navire ?… dit encore Nadir.

– Maintenant il est perdu, ne vois-tu pas la côte ?

En effet, le feu allumé par Singhi flamboyait maintenant comme un phare, et il n’y avait plus de doute à avoir. Nous allions toucher dans quelques minutes.

Nadir se précipita vers le grand panneau et disparut.

Deux minutes s’écoulèrent, deux siècles.

Pendant ces deux minutes, je tenais toujours Tippo-Runo sous mon poignard.

Il n’osait même pas tourner la tête.

Un bruit m’arriva.

Ce fut d’abord un cri et comme une lutte étouffée.

Puis un autre bruit lui succéda.

Quelque chose tombait à la mer.

Et un nouveau cri se fit entendre.

À n’en plus douter, Nadir s’était emparé de l’enfant, avait lutté corps à corps, et après l’avoir terrassé s’était jeté à la mer avec lui, par un sabord.

Alors, me ruant sur Tippo-Runo, je le renversai sous moi.

Il jeta un cri, je levai mon poignard pour frapper. Mais soudain deux bras vigoureux m’enlacèrent et une voix retentissante se fit entendre sur le pont :

– La barre à tribord ! ordonnait-elle.

Cette voix était celle de John Happer.

Le capitaine blessé, ne voyant pas redescendre Tippo-Runo, avait deviné qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire.

Tout mourant qu’il était, il s’était traîné hors de son lit, jusque dans l’entrepont.

Là, s’approchant d’un sabord, il avait eu les yeux brûlés par l’éclat de ce feu sur lequel nous nous dirigions avec une infernale vitesse.

Et soudain il avait deviné le danger, retrouvé des forces, appelé le maître timonier qui s’était éveillé sur-le-champ, et crié :

– Trahison ! trahison !

Tous deux s’étaient élancés sur le pont.

C’était le maître timonier qui s’était élancé sur moi, tandis que John Happer courait à la barre et donnait une vigoureuse impulsion en sens inverse.

Le navire vira brusquement de bord.

Il était temps.

Le feu que nous avions à tribord se trouva tout à coup à bâbord.

– Carguez les voiles ! amenez les bonnettes et les cacatois ! ordonnait John Happer qui commandait debout, auprès du gouvernail.

À cette voix retentissante et bien connue, l’équipage se prit à obéir comme un seul homme.

Tout à l’heure, le navire était perdu : maintenant, il était sauvé.

Tippo-Runo, le maître timonier et moi, nous formions un groupe informe.

Doué d’une force peu commune, je tenais Tippo sous mon genou, et je me défendais avec succès contre mon autre adversaire.

Mais le timonier, appela à son aide et deux matelots accoururent.

Je me relevai lestement, renversai le timonier d’un coup de poignard et voulus m’élancer vers la muraille et de là me jeter à la mer.

Un troisième matelot me barra le passage.

Je n’avais qu’un chemin libre devant moi.

C’était le grand panneau.

Brandissant toujours mon poignard, je sautai dans l’entrepont.

Le timonier qui s’était relevé tout sanglant, Tippo et deux matelots me poursuivaient.

Mais j’eus le temps de gagner la cabine de John Happer et de m’y enfermer.

– Enfoncez la porte ! criait Tippo-Runo. À mort le traître, à mort !

La porte de la cabine avait une ouverture à hauteur de tête.

Par cette ouverture, qui permettait au capitaine de surveiller l’entrepont, je vis dégringoler quatre ou cinq matelots à la suite de Tippo-Runo et du maître timonier.

La porte ne pouvait résister longtemps.

Heureusement, je venais de trouver un auxiliaire inattendu dans la cabine de John Happer.

Deux jours auparavant, quand il craignait d’être attaqué par les prétendus pirates chinois, le capitaine avait fait monter sur le pont plusieurs barils de poudre.

Un de ces barils avait été ensuite descendu dans sa cabine.

Auprès du lit, sur une table, étaient les pistolets du capitaine.

Je m’en emparai et, les braquant sur le baril de poudre, j’attendis.

La figure rougeaude du timonier se montra à l’ouverture.

– Ouvriras-tu, brigand ! hurlait-il avec fureur.

– Si vous enfoncez la porte, répondis-je, vous êtes tous perdus, je fais sauter le navire !…

* *

*

Là s’arrêtait le manuscrit de Rocambole.

Marmouset avait passé six ou huit heures à le dévorer, et il arrivait au dernier feuillet sans avoir le dénouement de cette tragique histoire.

Comment Rocambole avait-il pu quitter le bord du West-India ?

Avait-il rejoint Nadir et l’enfant du rajah ?

Mystère !

Enfin quel était le mot de cette énigme qui paraissait rattacher Nadir à la Belle Jardinière ?

Mystère encore !

Et quand il eut terminé cette lecture, Marmouset dit à Milon :

– Mais ce n’est pas fini ?

– Le maître, répondit Milon, se réserve de vous dire la suite de vive voix.

– Mais quand ?

– Lorsqu’il vous reverra.

– Et où le retrouverai-je ?

– Voilà ce que nous saurons demain.

– Pourquoi pas aujourd’hui ?

– Je ne sais pas.

Marmouset regarda Milon :

– Mais enfin, dit-il, allons-nous sortir d’ici ?

– Oui.

– Quand ?

– Quand vous voudrez.

– Eh bien ! alors, tout de suite, s’écria Marmouset. J’ai soif de grand air et de lumière. Les murs de ce souterrain pèsent sur moi comme une montagne géante.

– Partons ! dit Milon.

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