Marmouset attendit environ une heure.
Au bout de ce temps, et comme les buveurs devenaient plus rares et s’en allaient un à un, il vit entrer une espèce de mendiante de taille gigantesque qui vint s’asseoir près de lui.
Un souvenir lointain traversa l’esprit de Marmouset.
Cette femme, il l’avait déjà vue.
Mais où ?
C’était là ce qu’il ne pouvait préciser.
La mendiante frappa de son poing fermé sur la table :
– Du gin ! cria-t-elle.
À cette-voix, le souvenir de Marmouset s’éclaira.
Cette femme n’était autre que l’Irlandaise qui, quelques années auparavant, avait aidé à enlever la pauvre Gipsy.
Marmouset eut un battement de cœur violent, et une sourde colère s’empara de lui.
Heureusement, il avait acquis un sang-froid et une haute raison qui ne l’abandonnaient jamais complètement.
– Je ne suis pas ici pour mes propres affaires et mes rancunes, se dit-il, je suis là pour obéir au maître. Attendons celle qui doit venir.
Marmouset ne pouvait supposer que celle qu’il attendait ne fût autre que l’Irlandaise.
Aussi fit-il un brusque haut-le-corps, lorsque cette femme qui s’était assise à la table voisine de la sienne, se pencha vers lui, disant :
– Êtes-vous prêt ?
– Prêt à quoi ? demanda-t-il.
– À me suivre.
– Vous !
– Sans doute.
– Où donc ?
– Là où le maître m’a dit de vous conduire… auprès de Roumia.
Marmouset n’en pouvait plus douter.
La femme annoncée n’était autre que l’Irlandaise.
– Eh bien ! dit-il, bois ton gin, je te suis.
Et il jeta une demi-couronne sur la table, faisant signe à la servante du public-house que c’était pour payer son verre de grog et la demi-pinte de gin de l’Irlandaise.
Celle-ci sortit la première.
Quand ils furent dans la rue, elle se tourna vers Marmouset et lui dit en souriant :
– Cela vous étonne peut-être de me voir avec vous, maintenant.
– Dame, fit Marmouset, j’ai peine à croire que le Maître s’adresse à des misérables tels que toi.
– Je sers fidèlement ceux qui me payent.
– Je l’espère pour toi, dit sèchement Marmouset.
Et ils se mirent en route.
– C’est un peu loin, dit encore l’Irlandaise.
– Marchons, dit Marmouset en allumant un cigare.
L’Irlandaise était vêtue de haillons sordides, ou plutôt d’un haillon unique, c’est-à-dire d’une longue robe à capuchon qui la couvrait de la tête aux pieds et qui paraissait assez ample pour que, à la rigueur, elle eût d’autres vêtements en dessous.
Ils se dirigèrent vers le pont de Londres.
– Est-ce qu’elle me conduit encore à Hampstead ? pensait Marmouset.
Il faisait une belle nuit anglaise, c’est-à-dire un de ces jolis brouillards jaunes qui ne permettent point d’y voir à quatre pas devant soi.
Lorsque l’Irlandaise fut auprès du pont, elle s’arrêta.
– Où allons-nous donc ? demanda Marmouset.
– Venez toujours.
Et elle prit l’escalier qui descendait du quai sur la berge.
Marmouset avait un bon revolver dans sa poche et un poignard sous son gilet. Il était tranquille.
Avec ces deux compagnons, il fût allé au bout du monde.
Il descendit donc vers la berge, sur les pas de l’Irlandaise.
Là, une de ces surprises qu’adorait jadis Rocambole, lui était réservée.
L’Irlandaise, qui le tenait par la main, – car les réverbères du pont ne perçaient de leur lueur indécise que très imparfaitement le brouillard, – l’Irlandaise, disons-nous, dégrafa le haut de sa robe, qui glissa soudain la long de ses épaules et de sa taille et s’arrondit à ses pieds.
Alors Marmouset put voir que la femme était devenue homme ; ou plutôt que la géante s’était métamorphosée en un matelot vêtu d’une veste brune et d’un pantalon de toile grise.
La chemise bleue des marins rabattait son large col sur les épaules de l’Irlandaise.
– Au canot ! dit-elle.
– Ah ! nous nous embarquons ? fit Marmouset.
– Sans doute, répondit-elle.
– Nous allons donc bien loin ?
– Hors de Londres.
Marmouset savait obéir, le maître avait ordonné, et Marmouset entra dans un canot que l’Irlandaise détacha.
Puis elle prit les avirons, poussa au large et se mit à nager vigoureusement, comme le plus habile marinier de la Tamise.
Marmouset s’était assis à l’arrière.
– Le maître a des bizarreries singulières, pensait-il, et une puissance de fascination que personne n’aura possédée avant lui, bien certainement.
Il prend des esclaves, et ces esclaves obéissent avec un dévouement aveugle.
Le canot descendait au milieu de l’obscurité.
En passant devant les docks, l’Irlandaise se dressa et dit :
« Nous avons du vent, tant mieux ! nous irons plus vite. »
Elle dressa le mât qui était couché au fond du canot, hissa la voile échancrée, prit l’écoute dans sa main et, laissant les avirons, elle alla s’asseoir à la barre.
La voile s’enfla et dès lors le canot fila comme une flèche.
Marmouset voyait fuir dans le brouillard qui l’enveloppait les pâles lumières des becs de gaz, qui semblaient ensuite s’éteindre une à une.
Puis une obscurité complète se fit.
– Nous sommes hors de Londres, dit l’Irlandaise.
– Et allons-nous loin encore ?
– Dans quelques minutes nous serons arrivés.
En effet, au bout d’un quart d’heure environ, dans l’obscurité profonde, Marmouset vit luire tout à coup une nouvelle clarté sur la rive gauche.
– Qu’est-ce que cela ? dit-il.
– La maison où vous allez.
Et ce disant, l’Irlandaise lâcha l’écoute et la voile devenue folle se mit à s’enrouler autour du mât.
Puis l’Irlandaise ressaisit les avirons et nagea vigoureusement vers le bord.
Alors, à travers le brouillard, Marmouset put voir un petit pavillon carré entouré d’un jardin dont les murs arrivaient jusqu’au bord de la Tamise.
Ce pavillon était éclairé à une des fenêtres du premier étage.
– C’est là, dit l’Irlandaise, qui sauta sur la berge pour amarrer le canot.
– Ah ! fit Marmouset.
– Voyez-vous cette porte ?
– Oui, dit Marmouset, qui remarqua une petite porte pratiqués dans le mur du jardin.
– Eh bien ! prenez cette clé.
– Bon !
– La porte s’ouvrira devant vous. Ensuite vous traverserez le jardin, et quand vous serez au bas du perron de la maison, vous frapperez trois coups dans vos mains : c’est le signal.
– Tu ne viens donc pas avec moi ? demanda Marmouset à l’Irlandaise.
– Non, répondit-elle.
Et sautant de nouveau dans le canot, elle poussa au large, laissant Marmouset seul sur la berge du fleuve.