I

Six ans après les événements que nous venons de raconter, par une tiède après-midi de novembre, tandis que le cor retentissait dans les profondeurs de la forêt, du côté de Trainou, un jeune homme mit pied à terre dans une allée forestière qui portait ce nom singulier et d’aspect sinistre : la « Route de la Femme morte ».

Cette route, qui existe encore aujourd’hui, est à peu près parallèle à la vaste échancrure au milieu de laquelle s’élevait le couvent de la Cour-Dieu.

L’habit vert galonné d’argent, le couteau de chasse, les bottes à l’écuyère et le petit tricorne incliné sur l’oreille du jeune homme, attestaient qu’il faisait partie de la joyeuse société de veneurs qui, à cette heure même, appuyaient à cor et à cri une vaillante meute courant un cerf sur ses fins.

C’était un grand et beau garçon de dix-neuf à vingt ans, aux cheveux blonds, qu’il portait sans poudre, au teint bistré par le hâle des champs, mais aux mains fines et délicates.

Son œil bleu était quelque peu mélancolique, et une vague lassitude, plutôt morale que physique, paraissait répandue sur toute sa figure.

Il y avait un grand quart-d’heure que notre jeune veneur était là, immobile, perdu dans une rêverie profonde, aussi insensible aux piétinements de son cheval qu’aux joyeuses fanfares qui paraissaient se rapprocher peu à peu comme si la chasse se fût dirigée vers lui, lorsqu’un autre bruit plus distinct, et, par conséquent plus rapproché, le fit tressaillir.

Il se souleva à demi, s’appuya sur un de ses coudes, allongea le cou, avança un peu la tête et prêta l’oreille.

Bientôt le bruit devint plus net et plus clair, et un sourire glissa sur les lèvres du veneur.

– Ce doit être Benoît le bossu, se dit-il.

En effet, peu après les branches s’écartèrent et une créature humaine se trouva d’un bond sur la route.

C’était un jeune garçon de quinze ou seize ans, à qui la nature n’avait certes pas fait de largesses.

Un buste très court, surmonté d’une bosse énorme, une petite tête de fouine, des cheveux jaunes, de longues jambes tordues et des mains larges à couvrir une assiette, tel était ce personnage.

Il était hideux à première vue.

Cependant, si on le considérait plus attentivement, on voyait luire un œil bleu plein de douceur, on remarquait un visage intelligent, et qui, sur un autre buste, n’eût pas été sans beauté.

Enfin, dans cette charpente osseuse et disgraciée, on devinait une force herculéenne, une souplesse merveilleuse, une agilité que les fauves de la forêt devaient envier.

En deux bonds, comme un chevreuil, Benoît le bossu franchissait une allée forestière ; comme lui, il sautait par-dessus une touffe de hêtre ou de chêne.

En temps de neige, il prenait les lièvres à la course.

Un animal blessé était perdu si Benoît se mettait à ses trousses.

Cet étrange garçon était un peu bûcheron, un peu braconnier.

Sa mère l’avait mis au monde, en forêt, par une nuit d’hiver. Orphelin dès son enfance, il avait toujours vécu dans les bois.

À dix lieues à la ronde, il n’y avait pas un vieux chien de chasse qui en sut autant que lui sur les ruses et les habitudes du gibier. Il appuyait les chiens comme personne. Les piqueurs en détresse s’adressaient à lui ; nul ne savait mieux relever une défense.

Aussi lui pardonnait-on de colleter un lièvre, de prendre une bécasse à l’abreuvoir et des perdrix au lacet.

Il eût fallu chercher longtemps pour lui trouver un ennemi, et si le petit drôle eût été ambitieux et cupide, il eût trouvé une condition de piqueur ou de valet de chiens et de larges profits, car tout le monde aurait voulu l’avoir à son service.

Mais Benoît avait l’humeur indépendante ; il n’aimait pas à coucher dans un lit et disait que sa maison était la forêt. Il dînait d’un peu de pain, d’une assiette de soupe par-ci par-là, de quelques nèfles sauvages qu’il trouvait dans les bois, et ne dormait jamais mieux que sur un fagot à l’ombre d’un taillis.

Tel était donc le personnage qui venait d’apparaître tout à coup aux regards du jeune gentilhomme qui semblait fuir la chasse.

Il avait bondi si près du veneur, qu’il s’imagina que celui-ci dormait tout à l’heure, et, portant la main à sa casquette, il lui dit :

– Excusez-moi, monsieur le comte, je vous ai peut-être réveillé.

– Mais non, dit le jeune homme en souriant, je ne dormais pas. Bonjour, Benoît.

– Vous n’entendez donc pas la chasse, monsieur Lucien ?

– Oh ! si fait, dit le jeune homme, que Benoît avait d’abord nommé M. le comte, et que maintenant il appelait familièrement, de son petit nom.

– Elle vient vers nous, reprit Benoît, dont les yeux brillaient. Montez à cheval, monsieur Lucien. Je connais un faux chemin qui nous mènera droit à l’hallali.

Mais Lucien ne bougea pas.

– Non, mon pauvre Benoît, dit-il, je m’intéresse médiocrement aujourd’hui à la chasse de ma belle cousine et de ses amis. Je suis las et je me trouve fort bien ici.

– Comment ! dit Benoît, vous n’irez pas à la mort du cerf ?

– Non ; et tout à l’heure, reprit Lucien, quand le soleil sera couché et que le vent fraîchira, je remonterai sur Pistache et je m’en irai à Beaurepaire.

– À travers bois ?

– Non, en passant par Sully.

Un sourire, moitié railleur et moitié affectueux, vint aux lèvres du bossu…

– C’est-à-dire en passant par la Cour-Dieu, dit-il.

Lucien tressaillit, et il regarda même le bossu avec une certaine inquiétude.

Celui-ci tortillait sa casquette dans sa main d’un air embarrassé :

– Monsieur Lucien, dit-il enfin, il y a longtemps que vous me connaissez, n’est-ce pas ? et on n’a jamais dû vous dire de mal de moi.

– Je sais que tu es un brave garçon, dit Lucien en souriant.

– On peut se fier à moi, allez !

– Ah ! vraiment ? dit le gentilhomme avec mélancolie.

– Et si j’osais vous parler franc…

– Eh bien ! parle… dit Lucien.

– Vous me le permettez ?

– Oh ! de grand cœur.

– Eh bien, voyez-vous, monsieur Lucien, reprit le bossu, peut-être bien que vous avez tort de passer si souvent autour du mur du couvent.

– Pourquoi donc ?

– Et de faire ferrer si souvent votre cheval à Dagobert.

Lucien ne put s’empêcher de rougir.

– Ah ! dame ! reprit le bossu, vous m’avez permis de parler franc.

– Oui, certainement, dit le jeune homme.

– Alors, je peux continuer.

– Oui, parle.

– Eh bien, croyez-moi, poursuivit Benoît le bossu, Dagobert est un brave garçon ; il n’y a même pas meilleur que lui, mais il a le poignet solide, voyez-vous, et si on le chagrinait…

– Qui songe à le chagriner ? dit vivement Lucien.

– Rapport à mam’selle Jeanne.

Lucien devint cramoisi.

– D’aucuns disent, que c’est sa nièce, continua Benoît, d’aucuns sa filleule ; ce qu’il y a de bien sûr, c’est qu’il veille sur elle nuit et jour.

– Ah ! fit Lucien.

– La Pupille des moines, comme on appelle Mlle Jeanne, n’est faite ni pour un paysan comme moi, ni pour un seigneur comme vous monsieur Lucien. Quand Dagobert lui parle, il est toujours tête nue. Mais nous savons bien que les gentilhommes du pays ne songeraient pas à en faire leur femme. Alors, vaut mieux passer tout droit son chemin et ne pas faire jaser le monde, voyez-vous.

Et son petit sermon terminé, Benoît le bossu reprit son humble attitude.

Lucien demeura un moment pensif. Cependant peut-être eût-il répondu à Benoît, si, en ce moment, la futaie voisine n’eût retenti des sons éclatants du cor, des aboiements furieux des chiens, et si le cerf n’eût traversé comme une balle la ligne de forêt dans laquelle ils étaient tous deux.

Les chiens passaient après lui ; puis un piqueur qui avait lancé son cheval à fond de train et dont l’habit rouge disparut dans les halliers.

Alors le jeune gentilhomme se dressa lestement, détacha son cheval et sauta en selle.

En même temps trois cavaliers, ou plutôt une amazone et deux jeunes gens qui galopaient à ses côtés, apparurent dans la ligne.

Benoît, obéissant à ses instincts, s’était jeté sous bois à la suite des chiens, criant :

– Taïaut ! taïaut !

De telle façon que, le petit braconnier disparu et le gentilhomme se trouvant en selle, on eût pu croire qu’il n’avait pas quitté la chasse un seul instant et s’était tenu constamment à la tête des chiens.

– Ah ! dit l’amazone, voilà Lucien.

– D’où sors-tu donc, comte ? dit un des deux jeunes gens.

– As-tu vu passer le cerf ? dit l’autre.

– Oui, à l’instant, dit Lucien.

– Alors, fit l’amazone, il ira se faire prendre dans les étangs de la Cour-Dieu.

– Je le crois, comme vous, ma belle cousine, dit Lucien.

L’amazone, qui était une grande et belle jeune fille à l’œil noir, aux cheveux d’ébène, au teint doré, et qui maniait son cheval avec une énergie fougueuse et toute masculine, regarda alors le jeune gentilhomme.

– Mais d’où venez-vous donc ? lui dit-elle d’un ton presque impérieux.

Lucien s’était remis du trouble que lui avaient fait éprouver les paroles de Benoît le bossu.

– Pardonnez-moi, ma chère Aurore, dit-il, mais il y a une heure le vent a tourné et je n’ai plus rien entendu.

– Ah ! vraiment ?

– Seulement, j’ai pensé que le cerf reviendrait forcément par ici et je suis accouru.

Mlle Aurore haussa imperceptiblement les épaules, et rendant la main à son cheval, elle lui fit franchir le fossé sans daigner répondre à celui qui l’appelait « ma belle cousine ».

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